Culture : Histoire du livre et de l'édition, de Yann Sordet (Albin Michel)

Production et circulation, formes et mutations, postface de Robert Darnton, Albin Michel L’évolution de l’humanité, 798 p., 32 €, numérique 22 €.

Le livre imprimé redeviendra-t-il un objet élitiste avec sa dématérialisation ? Tous les amoureux du livre devraient plonger dans cette magistrale Histoire du livre et de l’édition, signée par Yann Sordet.  Le directeur de la mythique Bibliothèque Mazarine fait en comprendre à travers trois millénaires, les impacts des révolutions (du volumen… à l’ebook) qui marquent la communication graphique. Il insiste aussi sur la lente structuration cognitive due au « régime éditorial » (typographie et mise en page) que le triomphe des images, et de la dématérialisation est en train de détricoter. Rien n’est jamais acquis.

Une discipline historique « globalisante » en pleine effervescence

L’histoire de l’édition, du livre et de la lecture en France est une discipline récente. La contribution de Yann Sordet lui permet de faire un pas de géant. La force de cette immense synthèse pluridisciplinaire – parfois vertigineuse d’éruditions – est de dépasser la seule dimension du livre, depuis les tablettes d’argile jusqu’aux livres numériques, pour embrasser les écosystèmes de la communication graphique ; plus large et plus complexe, l’approche holistique intègre toute la diversité de tous les acteurs qui y participent, des papetiers aux lecteurs, et les conjonctions successives entre unité matérielle, production organisationnelle et régime éditorial.

Le Livre n’est pas une marchandise comme les autres

Cette dynamique pour restituer une vision globalisante s’impose comme la seule efficace tant la communication graphique est au carrefour d’une dynamique culturelle qui demande de balayer les frontières entre disciplines – scientifiques, historiques, économiques, politiques et sociales car insiste le rédacteur en chef de la revue Histoire et civilisation du livre « à la fois objet et produit manufacturé, une marchandise, le livre est aussi un bien symbolique, une œuvre à la valeur identitaire forte, un ferment capable de changer l’histoire »

Orientation dans le livre par le feuilletage, le format et le schéma d’organisation textuelle hérités du codex avec son articulation visuelle des textes (séparation des mots et division en chapitres et en paragraphes, puis apparition des tables des matières, des pages de titres, index, etc.) a structuré notre cadre de lecture et son apprentissage ; concentration de l’attention du lecteur sur la page, repère dans le récit en fonction du volume, …. La navigation écran sans limites ni fin change radicalement la perspective (comme le signale entre autre Desmurget dans La Fabrique du Crétin numérique.)

Embrasser l’ensemble des écosystèmes de la production écrite

Bible de Gutenberg, le triomphe du Codex

Aussi il est difficile de résumer 800 pages très serrées – même si la lecture est limpide – d’une aventure humaine proprement inouïe. « Le livre, naît rappelle l’auteur. quand un texte écrit rencontre un support souple et cohérent, sélectionné, manufacturé et mis en forme pour servir à sa lecture, à sa reproduction, à sa circulation et à sa conservation. »

La qualité du récit est d’intégrer dans les grandes étapes et révolutions de l’histoire du livre, non seulement les enjeux technologiques de sa production, de circulation, réception et économie, mais aussi les impacts sociétaux voir cognitifs de ses usages, formes et mutations majeures –expansion du codex au début de l’ère chrétienne, mise au point de la typographie en Europe au XVe siècle, invention des périodiques au début du XVIIe, engagement de la librairie dans la société de consommation et mondialisation du marché de l’édition depuis le XIXe, dématérialisation des procédés au XXe siècle…

D’une révolution à l’autre, l’imprimé remis en cause

Au-delà à des dimensions technologiques essentielles pour comprendre la production et la circulation du livre, ce sont l’évolution des métiers qui laisse le plus à méditer.

la révolution typographique Crédit image
encretplomb.ch

Avec l’invention de la typographie, nait autour de 1450 le métier d’imprimeur-libraire dont les activités se séparent avec l’industrialisation au XIXe ; la conception et la marchandisation d’un côté, la production technique et industrielle de l’autre. L’éditeur et le libraire au cœur de la cité, créent et impose une logique de l’offre, recherchent et valorisent des écrivains qui s’efforcent de vivre de leur plume…

Force est de constater que la dématérialisation de l’imprimé, la constitution d’un marché de l’édition oligopolistique et le triomphe de l’image fragilisent l’ensemble de l’écosystème, des imprimeurs aux auteurs. Avec une question lancinante, le livre papier va-t-il redevenir un objet de l’élite, recherché par des collectionneurs ?

Vers la fin de la civilisation du livre

Tous les bouleversements se dessinent même s’il est encore difficile de les mesurer. Les optimistes se raccrocheront à l’attachement des Français et au succès renforcé pendant le COVID du Codex et des libraires face à l’ebook

L’A.M.I (Atelier -musée de l’Imprimerie) à Malesherbes permet de se plonger dans l’épopée de l’imprimerie si bien synthétisée par Yann Sordet

Les autres frappés par le recul de 62 % en 2018 vs 73 % en 1988 du pourcentage des français qui disent avoir lu au moins un livre dans l’année (Les pratiques culturelles des Français, enquête publiée en 2020) rappellent que seulement 19 % des livres achetés aujourd’hui le sont dans des librairies même reconnues comme de première nécessité …. La pratique du livre peut redevenir celle, élitiste, d’un population éduquée et sevrée d’écrans.
En attendant, le livre désormais de référence d’Yves Sordet éclaire d’une façon stimulante les enjeux du livre à venir.