Monet/Rothko (Musée des impressionnismes Giverny - Flammarion)

Jusqu’au 3 juillet 2022, Musée des impressionnismes, 99, rue Claude Monet, 27620 Giverny
Catalogue : sous la direction de Cyrille Sciama, avec les contributions de Marie Delbarre, Géraldine Lefebvre, Valérie Reis, Cyrille Sciama et Pierre Wat. Flammarion 112 p. 35 €

Il faut toujours se réjouir de la venue en France de six peintures de Mark Rothko tant elle en est chiche, surtout pour un rapprochement pertinent avec Claude Monet. Las, à vouloir en faire des « icones spirituelles immersives », la scénographie Musée des impressionnismes jusqu’ au 3 juillet 22 de Giverny commet un double contre-sens en les plongeant dans le noir : le violent éclairage artificiel exaspère les nuances chromatiques, et ne permet pas au visiteur de s’en rapprocher sans que son ombre s’interpose.

 

Monet, Nymphéas avec rameaux de saule1916-1919, face au Rothko, Untitled, 1957, Monet-Rothko (Musée de l’impressionisme Giverny) Photo OOlgan

Un rapprochement toujours stimulant

Monet, Nymphéas, 1904, Monet-Rothko (Musée de l’impressionisme Giverny) Photo OOlgan

Mark Rothko – pas plus que ces collègues de l’Ecole de New York – s’est réclamé explicitement de l’héritage impressionniste. Ses considérations sur l’art, La réalité de l’artiste, essai écrit au début des années 1940 soulignaient la dimension sensorielle du rendu impressionniste, en reconnaissant une inclinaison pour Monet, inscrite par le commissaire Cyrille Sciama sur l’un des murs de l’exposition Monet/Rothko au Musée des impressionnismes : « Malgré l’affirmation générale selon laquelle Cézanne a créé une nouvelle vision et qu’il est le père de la peinture moderne, personnellement je préfère Monet. »

Après entre autres « L’abstraction américaine et le dernier Monet » à l’Orangerie (2018) sur les lieux même de l’installation immersive même qui ont à sa réhabilitation, il est toujours stimulant de rapprocher des chefs d’œuvres de Rothko à l’endroit même où le créateur des « Grandes décorations » aimanta des générations de peintres américains en quête de liberté et de modernité.

Rothko, Red and Pink on Pink, vers 1953 face au N°8, 1949 Monet-Rothko (Musée de l’impressionisme Giverny) Photo OOlgan

Soumettre le visiteur à une épreuve artistique originale 

Claude Monet, Le Pont japonais, 1918-1924, Monet-Rothko (Musée de l’impressionisme Giverny) Photo OOlgan

De fait, déjà largement documenté, les plus audacieuses correspondances ne manquent pas entre les sept œuvres de Monet et six de Rothko. « Déclinée en thématiques chromatiques, elle donne à voir les peintures de ces deux maîtres sous un jour inédit. revendique Cyrille Sciama, Directeur général du musée des impressionnismes Giverny et commissaire de Monet/Rothko. Là où l’impression fugitive du moment a été l’obsession de Monet, Rothko déploie une peinture où l’espace se dilue dans le temps de l’observation. Vertige ou contemplation, l’exposition laissera le public trouver une autre perception de l’abstraction et de la modernité. »
Sauf que la scénographie qui vise plus à conforter une démonstration que de favoriser une réflexion, revendique de « soumettre le visiteur à une épreuve artistique originale » : par la forme en le plongeant le visiteur dans le noir que par le fond où « Les yeux, mais aussi la perception de l’espace et du temps, sont soumis à une épreuve artistique originale » (sic).

Le contre sens du contemplatif dans le noir

Effectivement la confrontation est stimulante : « Là où l’impression fugitive du moment a été l’obsession de Monet, Rothko déploie une peinture où l’espace se dilue dans le temps de l’observation » selon le commissaire. Le visiteur peut éprouver un travail délicat chez l’un et l’autre une sorte de transparence et de profondeur de la couleur, proprement troublante. La fascination pour la création d’un lieu pictural immersif les rapproche : le catalogue nous apprend que Rothko aurait visité en 1966, les deux salles de l’Orangerie alors qu’il travaillait à la conception de sa chapelle de Houston. L’émerveillement d’une peinture que transcende la nature pour Monet ou l’espace même du tableau n’a pas besoin du « tunnel » au sens propre et figuré pour se révéler au spectateur. Au contraire.

Impossible de se rapprocher du Light Red over Black, 1957 de Rohtko sans faire une ombre. Monet-Rothko Photo OOLgan

A trop démontrer, l’essentiel se perd de vue

Le parti pris radical et discutable d’effacer toute lumière naturelle pour imposer physiquement une dimension iconique isolé de tout repère au nom de son essence « médiative » – constitue une faute de goût (le musée a-t-il vocation à singer les expositions numériques de Cultureespaces ?) et surtout un double contre sens : elle oblige un éclairage puissant, frontal qui exaspère les nuances chromatiques.
Pire, elle empêche le visiteur de se rapprocher de la toile conformément au vœu de Rothko « à distance d’un bras » véritable recommandation pour s’immerger dans le pigment, puisque le visiteur y impose son ombre.
A trop vouloir imposer « une expérience visuelle et sensorielle » sur les canons plutôt réducteurs de la « grotte platonicienne », le commissaire instrumentalise et oriente l’incontestable « sublime abstrait », essentiel pictural qui rapproche la tradition romantique de Caspar Friedrich à la modernité d’un Rothko, à un art « immersif » anachronique bien loin des intentions des artistes.

Rothko, N°7 (Dard over Light), 1954 Monet-Rothko (Musée de l’impressionisme Giverny) Photo OOlgan

Plus qu’une filiation, une émulation esthétique

Faut-il ajouter qu’il ne faut pas confondre mise en scène et spiritualité, obscurité et sensualité que rien ne vaut une lumière naturelle pour rendre justice aux correspondances chromatiques de ses chefs d’œuvres si mal présentés à notre attention !
Nous appelons aussi à ne pas renforcer les raccourcis historiques, et confondre « influence apparente et émulation réelle ».  Il faut balayer vigoureusement comme Eric de Chassey dans un article passionnant du catalogue de l’exposition de l’Orangerie de 2018 « les fausses causalités qui ne sont rien d’autres que l’envers de la tendance aujourd’hui si répandue qui consiste à considérer les œuvres d’art en dehors de l’histoire de l’art comme des singularités absolues… »

#Olivier Olgan

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