Filiations de Soutine-de Kooning (Orangerie) à Baselitz (Centre Pompidou)

Soutine-de Kooning, jusqu’au 10 janvier, Musée de l’Orangerie
Catalogue Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée, Hazan, 232 p. 40 €

Bazelitz, jusqu’au 7 mars 2022 Centrepompidou.fr
Catalogue, sous la direction de Bernard Blistène, Éditions du Centre Pompidou, 304 p. 45€

Heureux Parisiens qui peuvent découvrir une filiation artistique exemplaire de « peinture incarnée » : entre Willem de Kooning et Chaim Soutine (musée de l’Orangerie jusqu’au 10 janvier 22) et Georg Baselitz (Centre Pompidou jusqu’au 7 mars 22) qui déclare « Soutine et de Kooning étaient mes héros. A la fois parce qu’ils peignaient de façon épaisse, qu’ils étaient expressifs et soumis à des contraintes existentielles ». La force de l’influence comme opportunité d’affirmation de soi.

La filiation de la « peinture épaisse »

Baselitz Hommage au Cri de Munch, Beaubourg Photo OOlgan

«  J’ai toujours été fou de Soutine – de toutes ses peintures. C’est peut-être la luxuriance de la peinture. Il construit une surface qui ressemble à une étoffe, une matière. Il y a une sorte de transfiguration, un certain empâtement des chairs dans son œuvre » cette déclaration de Willem de Kooning de 1977 est à l’unisson de celle de Georges Baselitz repris par Art Press (n°492, octobre 21) « Quand j’ai commencé à peindre des tableaux vers 1960, il existait différences idéologies pour atteindre la vérité et le succès : la peinture abstraite, figurative, constructiviste, minimaliste, en couleur, en noir et blanc, et même le refus de faire de la peinture. Je ne sais pourquoi, mais j’avais dés la début une inclinaison pour la peinture épaisse, alla prima expressive, comme un tachisme abstrait et plus tard comme un peintre de sujets inventés. Soutine et de kooning étaient mes héros. A la fois parce qu’ils peignaient de façon épaisse, qu’ils étaient expressifs et soumis à des contraintes existentielles »

Soutine, Le bœuf écorché, 1925 Orangerie, Photo OOlgan

Ces deux reconnaissances ne constituent pas seulement un puissant éclairage des ressorts intimes des œuvres des uns et des autres – les peintres sont toujours les meilleurs regardants –  elle ouvre une passionnante perspective sur la notion d’influence en art. Les filiations revendiquées informent rétrospectivement notre lecture des œuvres. C’est le mérite de ses deux expositions passionnantes et de leur catalogue qui enrichissent notre compréhension avec de nouvelles strates de réflexions.

La fascination Soutine

de Kooning, The visit, 1965, Orangerie Photo OOlgan

« Soutine a compté pour la génération des peintres d’après-guerre par la force expressive de sa peinture et sa figure d’« artiste maudit » associée au mythe d’une bohème parisienne. » rappelle Cécile Debray en introduction de l’indispensable catalogue « Chaïm Soutine/Willem de Kooning. La peinture incarnée » et de préciser « De Kooning, mieux qu’aucun autre, a su y déceler la tension entre deux pôles apparemment opposés, une recherche de structure, doublée d’un rapport passionné à l’histoire de l’art, et une tendance prononcée à l’informel. L’œuvre de Soutine a ainsi constitué une pierre de touche dans la recherche singulière de de Kooning, une piste conduisant à une « troisième voie », qui chercherait à se dégager de l’antagonisme art figuratif/art abstrait. »

La sauvagerie en peinture

La rétrospective consacrée à Georges Baselitz (Centre Pompidou jusqu’au 7 mars) poursuit cette « troisième voie » d’autant que le peintre âgé de 83 revendique cette filiation : « Dans la longue période de l’histoire de la peinture, il n’y a pas ou peu d’exemples de cette peinture épaisse. Rembrandt faisant figure d’exception. Cette matière de peindre résulte moins d’une méthode que d’une sauvagerie, d’une volonté sans foi ni loi, d’une pratique libre de toute convention ou de discipline pour obtenir un résultat pictural novateur. »

Un éclairage croisé

Ce qu’écrivent Claire Bernardi et Simonetta Fraquelli les deux commissaires de l’exposition/catalogue, sur le  regard de De Kooning sur Soutine, éclairent aussi la force de la peinture de Baselitz : « le seul à percevoir aussi clairement qu’elle trouve son point d’équilibre dans une utilisation libre et désinhibée du geste pictural, paradoxalement indissociable d’un attachement fort et intime à la figure. Cette recherche de structure doublée d’un lien passionné avec l’histoire de l’art le fascine tout autant que son attirance prononcée pour l’informe. Il semble avoir admiré et recherché chez Soutine cette alchimie qui lui permet de franchir la frontière excessivement rigide qui sépare l’abstraction de la figuration.
En invoquant Soutine, le peintre américain défend une démarche que l’on pourrait qualifier d’« expressionnisme gestuel », le terme pouvant sans doute s’appliquer tout autant à sa propre peinture, quoiqu’il aille plus avant encore dans la déformation.
 »

Baselitz témoigne : « Soutine et de Kooning on fait des peintures merveilleuses en choisissant une forme différente de solitude et de subjectivité. »

Le « plaisir d’être influencé »

Dans cette filiation, aucun artifice ni relecture à postériori comme ce rapprochement Picasso-Rodin à coup de thématiques croisées concoctées à grand frais par les musées éponymes (jusqu’en 6 mars 2022). Et pour cause, plutôt sans causalité, Picasso ne sait jamais réclamer de son ainé !

Soutine Paysage de maison et arbre, Orangerie, Photo OOlgan

Pas question ici de faire de Soutine, un expressionniste abstrait, ni de de Kooning, un peintre comme se définissait Baselitz « brutal, naïf, gothique ». La réussite de l’Orangerie, et l’éclairage qu’elle apporte à la rétrospective Baselitz est exemplaire : il ne s’agit pas simplement de citer des influences ou de pointer des postérités, insiste avec précaution les commissaires, mais d’enrichir la lecture des œuvres de la conscience de leur historicité et de leurs stratifications. De penser la relation à l’« autre », à l’artiste, sur le mode actif, celui de l’influence puissante, agissante. De penser l’œuvre des autres comme « opportunité d’affirmation de soi », dans le « plaisir d’être influencé », comme le rappelle Pierre Wat. »

De Kooning enfonce un clou qu’a bien intégré Baselitz : « Être contre la tradition, c’est aussi stupide que d’être pour. »

Influence n’est pas soumission.

De Kooning, North Atlantic light, Orangerie, Photo OOlgan

« Il y a, écrit Pierre Watt dans son essai le ‘ plaisir d’être influencé’ dans la façon dont de Kooning exprime son lien à l’œuvre de Soutine comme à celle de tous les peintres que l’histoire met à sa disposition, une forme de joie gourmande, qui dit bien à quel point sa relation aux tableaux qui le nourrissent est tout sauf passive. (…) On l’entend, si peindre est une activité cannibale, les vrais tableaux ne naissent que d’un cannibalisme exigeant, sélectif, qui ne renonce en rien à l’affirmation individuelle de son propre goût. (…) C’est la généalogie des peintres équarrisseurs, ceux qui jouent du pinceau à la manière d’un couteau. (…) L’éclectisme est la plus sûre protection contre l’asservissement. Quelle meilleure manière de rester libre qu’en restant ouvert à toutes les influences ? Quelle meilleure manière, surtout, de rester soi qu’en choisissant d’être influencé par un être aussi singulier que Soutine ? En lui, de Kooning a trouvé son alter ego : son égal en altérité. »
Pour l’artiste, l’enjeu d’être soi avec ou malgré l’histoire de l’art.

Quand les peintres se joignent

Baselitz nous éclaire sur ce défi comme nous le pointe Pamela Sticht, commissaire de la rétrospective et du catalogue : « Toujours plus engagé ces dernières années dans une réflexion picturale quasi méditative sur l’impermanence et le changement physique liés à l’âge, l’artiste se concentre sur de monumentales séries d’autoportraits, ou doubles portraits avec sa femme, motif abondamment décliné à l’aide de matrices dont les empreintes sont retravaillées, entre autres, avec de la peinture à la bombe. Par ces effets de voiles, le corps, de plus en plus fragile, accède à une luminosité évoquant le passage de l’âme. « Je peins entre moi et moi-même et sur nous deux. Voilà. Et de temps en temps, quelqu’un comme Otto Dix, que j’estime beaucoup, vient se joindre à nous ».