Le poète de l'effacement est mort : Philippe Jaccottet (1925-2021)

coll. Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard,  1 728 p., 66,50 €

Dernier géant de la poésie du XXe siècle, celui qui est entré discrètement de son vivant dans La Pléiade après Saint-John Perse et René Char, a rejoint à 95 ans ses amis, René Char, Francis Ponge, André du Bouchet, Yves Bonnefoy. « Notre compagnon d’ignorance », comme le désignait le critique Jean Starobinski nous aide à retourner les pierres et rappelle que l’effacement est une façon de resplendir.

«L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie.»

Philippe Jaccottet (1991) @ Erling Mandelmann Wikiquote

«L’effacement soit ma façon de resplendir, / la pauvreté surcharge de fruits notre table, / la mort, prochaine ou vague selon son désir, / soit l’aliment de la lumière inépuisable.» écrivait ce passeur discret dans son poème «Que la fin nous illumine».

De cet immense humaniste, nous retiendrons sa discipline de l’accueil et de l’effacement dans son travail de traducteur qu’il définit comme « une manière de se glisser dans la langue de l’autre pour la transmettre dans la sienne ».  De nombreux lecteurs ont suivi ses mots sans forcément le savoir ; La Mort à Venise de Thomas Mann, Lettre à un jeune poète de Rilke, L’homme sans qualité de Musil, mais aussi d’ Hölderlin, d’Ungaretti, de Mandelstam et de Gongora…

Avide du «bonheur de la clarté» ; son œuvre poétique assumait humblement le culte de l’effacement de soi : « Il faut veiller à ne pas laisser les mots courir, car certains auraient vite fait de glisser sur des voies toutes faites », souffle-t-il dans La Promenade sous les arbres. « Il y a presque tout dans la poésie : la réflexion, la sensation, la sensibilité, notre rapport à la nature, notre rapport aux autres. C’est un tissu extrêmement vivant, très éloigné de la littérature et plus satisfaisant que tel ou tel système philosophique. »

Sans oublier le mélomane, féru de géants de Monteverdi à Webern et l’amateur d’art ; « Comme pour la musique, l’éclairage sur le monde donné par les grandes œuvres de la peinture, des origines à aujourd’hui, fait partie des ressources de l’être. »  Et comme Messiaen ou Cézanne, le féru de nature lui consacre de nombreux recueils, de son Cahier de verdure, à Taches de soleil, ou d’ombre.

Le travail d’écriture, devoir d’éclaircissement

Féru de « Semaisons », titres de plusieurs cahiers, qu’il définissait comme la « Dispersion naturelle des graines d’une plante », le poète n’a pas cessé de noter ses observations sensibles comme autant d’« exercices spirituels qui renvoient l’image d’un poète acquiesçant à la fragmentation de ses expériences sensibles ». Pour préciser dans Taches de soleil, ou d’ombre : « Le prix et la vérité particulière de la poésie, qui refuse toute formule pour transmettre plutôt des parcelles d’énergie, créer des ouvertures, des passages ».

Jean Starobinski visait juste quand le comparant à Montaigne,  le critique soulignait que la vérité de sa poésie « était paradoxalement du côté de l’hésitation, du non-savoir, de l’incertitude ». Un autre biographe, Hervé Ferrage résume son œuvre exemplaire comme ‘le pari de l’inactuel’. Comment peut-il en être autrement pour celui qui recommandait : « Le monde ne nous est que prêté, il faudrait apprendre à perdre, et l’image du verger, à peine la retenir.

Laissons au poète comme il se doit une dernière interrogation pour la route à faire : « La grande question pour qui s’entête à écrire : comment mettre les mots à l’épreuve, comment faire pour qu’ils contiennent le pire même quand ils sont lumineux, la pesanteur quand la grâce les porte ? »