Culture

Avec son livre-objet Flor no Asfalto, Claudia Jaguaribe inspire le symbiotique

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 13 octobre 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Poursuivant une œuvre engagée aux frontières de la photographie, du design graphique et de l’édition, l’artiste brésilienne Claudia Jaguaribe développe une narration originale transcendant l’anthropocène pour un nouveau mythe symbiotique. Flor no Asfalto son nouveau livre aux éditions Bessard lancé à Paris-Photo du 11 au 14 novembre porte son ambition d’interroger le sens et le devenir du paysage urbain.  

Claudia Jaguaribe, Entre Morros, Editions Madalena, 2016

Une Nature à la fois réelle et inventée.

De projets photographiques en performances, l’auteure brésilienne compte une quinzaine de livres-œuvres à son actif. Claudia Jaguaribe aime y jouer sur la représentation de la réalité. Souvent elle découpe et réassemble ses photographies en jouant avec les formats. Elle les transforme en sculptures ou en installations multimédia et n’hésite jamais à rapprocher des perceptions improbables.

Résultent des images qui sont des témoignages ni de ce qui existe, ni de ce que l’on peut voir, un ailleurs qui revisite l’histoire et les codes traditionnels du paysage :  trituré visuellement, il n’est plus représenté comme une nature intacte mais comme une construction aux aspects tantôt pittoresques, idéalisés ou le plus souvent fantastiques. Claudia Jaguaribe nous invite ainsi à interroger et discuter les codes de représentation.

Fleur d’asphalte’, oxymore écologique ?

 

Claudia Jaguaribe Flor no Asfalto, extrait 2021-10-14 às 10.26.12

A l’instar du slameur français Grand Corps Malade dans son album ‘Enfant de la ville’ Claudia Jaguaribe « trempe s(m)a plume dans l’asphalte ». Cet asphalte qu’on extrayait de la Mer Morte (lac asphaltite) pour embaumer les morts en Egypte et dont Noé aurait fait usage pour garantir l’étanchéité de son arche pour sauver la faune. Cette matière reste aujourd’hui une source importante, hélas négligée, de pollution de l’air. C’est aussi une surface qui gomme la Nature et empêche le ruissellement des eaux.

Claudia qui vit entre São Paulo, mégapole brésilienne, océan infini d’immeubles gris et Rio de Janeiro, la ville jardin par excellence, semble créer un oxymore en rapprochant ce mélange de bitume-pétrole et de granulats mortifères avec les fleurs brésiliennes et leur partie sexuées qui permettent la reproduction.

Les images en surimpression de fleurs entrent en symbiose dans le corps de l’asphalte découpé en forme de plantes. Passant du gris aux couleurs ‘néons’ artificielles et saturées, elle nous propose un triomphe ludique de l’hybride célébrant les noces d’Eros et Thanatos.

Le Leporello, comme une frise ininterrompue

Claudia Jaguaribe aime les livres qu’elle traite comme des objets d’art. ‘Fleur sur asphalte’ adopte le format frise, un Leporello. Ici elle ne reprend pas les chansons du fameux valet de Don Juan égrainant les conquêtes de son maitre notées sur un document plié en accordéon. La grande photo unique qu’elle déploie, reprend son idée de jardin imaginaire, celle d’une Nature artificielle ou de « seconde Nature » sur laquelle elle travaille depuis de nombreuses années.

Claudia Jaguaribe Flor no Asfalto, extrait du Leporello 2021-10-14 às 10.39.03


Claudia Jaguaribe Flor no Asfalto, extrait 2021-10-07 às 17.12.09

Réveiller notre conscience sur l’avenir du monde.

Pour cette lanceuse de nouveaux regards, les jardins expriment le mieux ce qui relie l’Homme à la Nature. Elle les envisage comme un lieu iconique des cycles de la vie (croissance, floraison et déclin) et les voit comme le reflet des sociétés qui les modèlent. Sa composition photographique est entre l’idée de la ruine d’un monde qui semble aller vers une catastrophe naturelle et un futur auquel elle prête toujours une force de résistance et de résilience.

Les fleurs sont comme des apparitions dans l’asphalte. Elles pourraient (re)prendre des couleurs à moins qu’on ne soit au moment où elles vont être absorbées et disparaitre ? Au regardeur de décider.

Les jardins hybrides

Claudia Jaguaribe, Jardim Imaginário, 2019

L’ensemble d’œuvres de la série « Meu Jardim Imaginário » (mon jardin imaginaire) montre la rencontre d’une flore exubérante avec l’environnement urbain. Les photographies créées célèbrent l’excellence et la force de l’exotisme brésilien où l’artiste a utilisé des images de jardins, de parcs tropicaux tels que celui d’Inhotim dans le Minas Gerais ou encore le site du célèbre paysagiste carioca Roberto Burle Marx (1909-1994). Elles sont la base de ce travail sur ses jardins hybrides superposés à des espaces urbains et des forêts qui ont subi des dommages environnementaux dont on peut voir les cicatrices pour lequel ‘Fleur sur asphalte’ apporte une nouvelle expression.

Qu’advient-il de nous lorsque la terre nous manque ?

Claudia Jaguaribe Flor no Asfalto, extrait 2021-10-14 às 10.38.49

Par sa radicalité poétique et visionnaire, ‘Fleur sur asphalte’ nous évoque celle de Glenn Albrecht, philosophe australien de l’environnement et auteur de l’ouvrage « Les émotions de la Terre » (Les Liens qui Libèrent, 2020). Son concept de « solastalgie«  désigne la perte d’un lieu naturel unique causée par les transformations apportées par notre développement industriel exponentiel. Une forme de « saudades » (mélange de mélancolienostalgie et espoir, sentiment typiquement lusophone) ou « Le mal du pays que l’on ressent même lorsqu’on est encore dans le pays » est mis ainsi en exergue dans cette œuvre livre.

A l’heure de l’Anthropocène, les êtres humains sont devenus une espèce technologiquement surpuissante mais se sont éloignés des liens au vivant environnant, les laissant désemparés face à ces changements environnementaux. C’est l’alerte que nous lance Claudia Jaguaribe en nous invitant à retisser les liens vitaux avec la terre. Au risque de disparaitre.

La naissance d’un nouveau mythe symbiotique

Claudia Jaguaribe Flor no Asfalto, extrait 2021-10-14 às 10.36.04

L’histoire se répète. Les désordres et aveuglements ont entrainés la décadence d’Angkor, la cité des rois khmers fondée au IXème siècle, où la Nature a repris ses droits, dévorant les temples, élaborant ainsi de nouveaux environnements surréalistes. Ce sont ces derniers que capte, annonce (?), les visions de Claudia Jaguaribe. Le livre est conçu comme une pellicule cinématographique où défilent feuillages et fleurs tropicales qui s’entremêlent avec ses sculptures de morceaux d’asphaltes ajourés. Le tout baigne dans une perspective turquoise qui fait flotter l’ensemble et semble comme un sac amniotique qui pourrait se rompre pour donner naissance à un nouveau monde, un nouveau mythe symbiotique.

Pour suivre Karine Saporta et ORLAN

Aux éditions Bessard :

Partager

Articles similaires

Georg Baselitz, La boussole indique le nord (Thaddaeus Ropac Pantin)

Voir l'article

Rosangela Dorazio conjugue l’impermanence de la vie

Voir l'article

Festival 100% L’Expo, ou l’effervescence de la jeune création (Grande Halle La Villette)

Voir l'article

Art Paris 2023, une 25e édition entre confiance et pertinence (Grand Palais Ephémère)

Voir l'article