Culture

Ismail Alaoui Fdili, un des hérauts de la génération Kourtrajmé

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro

Article publié le 12 octobre 2020

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Comme beaucoup d’artistes de sa génération, l’œuvre d’ Ismail Alaoui Fdili est à la fois pluri-disciplinaires, pluri-formats mais toujours très engagée dans la Cité. Avec une dynamique sociétale revendiquée : faire entendre sa voix à travers l’art avec l’ambition partagée d’avancer de façon collective. Du film à l’exposition, l’artiste de l’école Kourtrajmé assume et rebondit sur des différentes temporalités d’une œuvre, pour créer « un décalage qui mène au rêve »

Jusqu’à présent tout va bien : De la ‘Haine’ aux ‘Misérables’

Ismail Alaoui Fdili Ouaissiboula, 2020 (Palais de Tokyo) © DR

Ismail Alaoui Fdili a fait partie des 29 jeunes artistes de l’école Kourtrajmé de Montfermeil qui ont exposés dans l’événement créatif ‘Jusqu’à présent tout va bien’ au Palais de Tokyo en septembre dernier. Cette génération qui se définit « de l’urgence » a transformé l’institution parisienne en un gigantesque laboratoire pour rendre compte du regard que porte la France sur ses banlieues à travers deux films cultes, ‘La Haine’ réalisée par Mathieu Kassovitz en 1995 et 25 ans après ‘Les Misérables’ dirigé par Ladj Ly.

Avancer collectivement

Ismail Alaoui Fdili Sseuregi © DR

Cet ancien étudiant en architecture a préféré l’enseignement à la carte, le hors-les-murs proposé par l’école de Cergy qui correspond plus à sa volonté de rester aux aguets sur le terrain. Ismail Alaoui Fdili, né en 1992 à Casablanca et vit aujourd’hui à Saint-Denis, fait partie de cette génération « Z » positive et dynamique (définie par l’essai d’Elisabeth Soulié) qui, malgré un statut de banlieusard et/ou de citoyen étranger vivant avec un titre de séjour, veut, dit-il, « faire entendre sa voix à travers l’art avec l’ambition commune d’avancer de façon collective ».

Toujours basée sur l’échange et ouverte aux cosignatures, son travail oscille entre sculpture et vidéo. La rencontre fortuite avec l’école Kourtrajmé l’a aussi fait entrer de plein pied avec le monde du cinéma.

Rencontres impensées et mélanges de genres

Ismail Alaoui Fdili Sseuregi 3 © DR

Ses installations sculpturales au milieu desquelles on peut librement se déplacer abordant les relations sociales et le pouvoir qu’ont les images sur notre perception de la réalité, rappellent le travail de l’artiste franco-algérien Neil Beloufa (né en 1985).  Si Ismail cite aussi son admiration pour l’artiste belge Hans Op de Beeck (né en 1959) dont l’œuvre-installation aborde notre relation complexe au temps, à l’espace, et aux autres, c’est surtout l’artiste anglais, prix Turner 2005, Simon Starling (né en 1967) qui retient son attention.  Son œuvre construite de déplacements, de parcours, d’histoires, de transformations, d’hybridations, d’échanges, de cycles, de rencontres impensées, de mélanges de genres… correspond bien à ses préoccupations et celles de sa génération : « Je pense que mes références sont aussi multiples que les médiums dont ils proviennent confie Ismail à Singulars. Je m’intéresse beaucoup au cinéma, à l’actualité, et l’absurdité de la vie en général. » Pour compléter : « l’idée est de créer vraiment une fracture dans le réel, un décalage qui mène au rêve ».

L’imaginaire urbain de « La chaise monobloc »

Ismail Alaoui Fdili Ouaissiboula, 2020 (Palais de Tokyo) © DR

Dans l’exposition Jusqu’ici tout va bien (Palais de Tokyo), Ismail a associé le matériau de construction des cités, le béton, le matériau phare des années 30 pour résorber la crise du logement avec la forme de la chaise Monobloc. « Cette notion de stockage de personnes et d’abandon m’a longtemps interrogé » nous indique Ismail. Après avoir réalisé un moule en résine et en silicone de la chaise Monobloc – créée en 1981 par la société française Grosfillex, devenue le meuble le plus répandu au monde – dans lequel il a coulé du béton pour dupliquer plusieurs exemplaires.

« Les premières chaises que j’ai réalisées étaient imaginées comme mobilier urbain à destination des guetteurs, les personnes responsables d’alerter en cas de présence de la police. L’installation des chaises vides évoque aussi bien les positions des tombes dans un cimetière que le positionnement des différentes tours dans les cités. ” conclut-il.

Un mobilier urbain adapté

Ismail Alaoui Fdili Station interdit tabouret 3 © DR

Cette installation est dans la continuité de celle entamé en 2016 avec des gardiens de voitures de sa ville d’enfance, Casablanca au Maroc.  « Je m‘intéressait beaucoup aux poches d’espaces “privés ” qui existent dans la rue, et surtout aux métiers qui étaient socialement dévalorisés tout en ayant une dimension essentielle dans le quotidien des gens. En remarquant la manière dont les gardiens notifiaient leur présence en installant un tabouret en osier et une théière au coin d’une rue, j’ai eu l’idée de fabriquer un mobilier urbain qui leur serait dédié. Le béton était pour moi le matériau idéal car il représentait à la fois l’urbanisation sauvage de Casablanca tout en me permettant de reproduire un tabouret traditionnel à travers le moulage. J’ai donc réalisé quelques tirages et ai donc installé un tabouret au Marché de Derb Ghallef, qui a tout de suite été adopté par le gardien de cette rue. » se rappelle Ismail.

Ismail Alaoui Fdili UIGVC office Marrakech © DR

De l’œuvre à l’utopie topographique

L’UIGV (Université Internationale de Gardiennage de Voiture)  est sa magnifique utopie de lieux réels, la première Université privée, qui délivre un diplôme Marocain de gardien de voitures. « Le statut de gardien de voitures étant un statut semi-officiel au Maroc, cela m’intéressait de créer une école privée payante qui enseignerait les bases d’un métier qui ne nécessite qu’un savoir très empirique. Tout en essayant de déguiser un métier très précaire en un objectif professionnel convoité. Cette université s’inspire beaucoup des diverses universités internationales qui existent au Maroc qui vendent aux jeunes bacheliers des formations parfois inutiles mais très onéreuses en promettant comme sésame un diplôme reconnu à l’international, et qui permettrait soi-disant de poursuivre ses études à l’étranger. » nous révèle l’artiste.

Les différentes temporalités d’un projet

Ismail Alaoui Fdili UIGV BOOK © DR

Dans son travail il y a plusieurs temps, ceux qui rythment et prolongent la réalisation d’un film documentaire. D’abord la recherche et la rencontre avec les personnes dont les projets lui parlent. Puis, le temps de dialogue et d’échange déterminant le sens qui précède la fabrication des images ou des objets. Ensuite vient le moment de ‘l’extraction’ et de la (dé)monstration de ce travail dans un autre contexte, devant un public différent. « L’exposition est un moment qui fait partie des différentes temporalités d’un projet et ne constitue en aucun cas une finalité.  C’est souvent plutôt un prétexte pour pouvoir enclencher un travail. » commente l’artiste démontrant une fois de plus la lucidité très prosaïque qu’il porte sur le monde et l’importance de son signifiant.

Le vivier « Kourtrajmé, ou les ‘-ismes’ de demain

Ismail Alaoui Fdili Trottoir rose expo © DR

Ne nous y trompons pas, si Ismail et sa génération paraissent pour certains très, trop ? impliqués dans des enjeux socio-politiques de la Citée et au risque d’un art à « messages » engagés. Faisons attention avec des jugements trop courts ou rapides qui pourraient nous faire passer à côté de cette incroyable énergie créatrice, d’une poésie qui sait adhérer magnifiquement à la ville et à la vie, qui sont et seront celles des artistes ‘de demain’. Tout ce qui a été exprimés, mis, voir même jetés parfois violemment, au Palais de Tokyo annonce et traduit en germes plus ou moins éclos les esthétiques nécessaires pour capter et comprendre l’avenir de l’art. Gardons l’œil sur l’effervescence du vivier « Kourtrajmé ». Ces artistes ont beaucoup à dire et à montrer. Les expressions de leur pluridisciplinarité et leurs œuvres collectives pourraient être les ‘-ismes’ de demain.

Pour suivre Ismail Alaoui Fdili

@alafdilism

début décembre (sur youtube et festivals) : « Çà passe« , le film coréalisé avec kourtrajmé, écrit par Yassine Ramdani, dont le scénario suit un guetteur de Saint Denis qui devient chanteur à l’Opéra avant de se rendre compte qu’il est manipulé.

Pour en savoir plus sur le collectif et l’école Kourtrajmé :
Allée Notre Dame des Anges. 93370 Montfermeil.

Le collectif de cinéastes « Kourtrajmé » a vu le jour en 1994. En 2018 Ladj Ly crée l’école à Clichy-sous-Bois / Montfermeil, communes Seine Saint Denis. Il est rejoint par JR, Ludivine Sagnier et Mathieu Kassovitiz. Ce « studio à ciel ouvert » offre une formation gratuite aux métiers d’art et de cinéma, à travers ses sections “Cinéma” (réalisation, montage et scénario), “Art et Image” et enfin “Acteurs”. Les élèves viennent de tous les milieux sociaux, sans limite d’âge ni condition de diplôme.

Quelques coups de cœur vus à l’exposition ‘Jusqu’ici tout va bien’ au Palais de Tokyo.
(Les artistes n’ont pas encore de site web, mais instagram, encore peu représentatifs de leurs travaux) Gardez l’œil ! :

  • Ismael Bazri : @ismael.bazri
  • Tiziano Foucault-Gini : @latizano
  • Djiby Kebe : @jb8balls
  • Joyce Kuoh Moukouri : @joycyjoyce
  • Tiah Mbathio Beye :  @tiah_bee
  • Emilie Pria : @emilialamadrina
  • Les curators : @hugovitrani associé à @mathieu_kassovitiz @ladjly et @jr

JR Chroniques de Clichy-Montfermeil, Palais de Tokyo 2017 © JR

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