Culture

La musique d’Eleni Karaïndrou, aux limites de l’atmosphère, et au-delà

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 10 avril 2022

[Partage d’un mélomane] « Il n’est pas de moment plus gracieux dans la vie que l’instant où les convives, assis autour de la table bien dressée, prêtent l’oreille au chantre… ». Homère décrit ainsi la grâce d’écouter collectivement. Née sur la même terre 28 siècles plus tard, Eleni Karaïndrou nous offre, elle aussi, des voyages initiatiques, des parcours instrumentaux, des chants du temps. Sa musique si évocatrice accompagne plus de six films de son compatriote Theo Angelopoulos, le cinéaste du temps suspendu.

« Aux limites de l’atmosphère, et au-delà… » (Socrate)

S’il est réducteur de rechercher ou relever systématiquement, dans ce que l’on entend d’un compositeur dont on ne connaît peu la vie, des influences littéraires ou musicales qui en disent plus sur celui qui les évoque que sur celui ou celle dont il est question, le risque est  surtout, d’enfermer une œuvre dans un cadre étriqué.

Eleni Karaïdrou Photo ECM

Mais ici, s’il est possible d’invoquer Homère, c’est qu’il nous a fait (et nous fait encore) rêver, d’Ithaque ou d’Attique selon nos humeurs, tout comme, au seuil de l’œuvre d’Eleni Karaïndrou, on se sent en partance pour des ailleurs, ces endroits insus où racines et voyages se mêlent dans ce qui en devient des destins.
Il y a quelque chose d’infiniment fragile et en même temps d’affirmé, d’évident, dans la musique dont Eleni Karaïndrou accompagne les lieux, les êtres, les passions, les tragédies, les questions aussi. D’une corde effleurée par un archet, d’un bec survolé par un souffle, la compositrice affirme avec une douceur quasi anachronique l’ardente intensité d’une scène ou la violence mystérieuse d’un paysage. Cette musique est en soi un voyage, on y descend en soi, on suit un personnage, il en naît l’envie de s’affranchir d’une condition que l’on pourrait croire éloignée de l’essentiel.

 

Une sorte de couleur reconnaissable et explorable

On entrevoit en elle une constance, une sorte de couleur reconnaissable et explorable à l’envie, et ce n’est pas l’inspiration systématique ou monochrome d’un univers dominé par celui du cinéaste grec Théo Angelopoulos mais plutôt un mariage heureux, sans tragédie pour une fois, sur des territoires telluriques et humains dont les traces dans les livres regorgent de drames emblématiques, avec le souffle que porte un oracle qui ne se laisse pas maîtriser.
Le voyage peut être celui d’un cinéaste, d’un metteur « en scène », il en devient à la fois la mise en abyme et une quête inlassable ; Eleni Karaïndrou tend alors un fil (d’Ariane ?…) auquel nous arrimons notre parcours de sa partition sublimée par l’interprétation de l’altiste Kim Kashkashian mais aussi avec la présence de musiciens comme Jan Garbarek ou Vangelis Christopoulos, signe d’un univers sans frontière.

Une œuvre de liens, de partages, d’émotions humaines

La musique d’Eleni Karaïndrou n’est pour autant pas confinée, ni dans un patrimoine musical par trop hellénique, ni dans un dialogue statique de fatalité ou de prédestination. Elle s’inscrit résolument dans une sonorité marquée mais laisse toute la place à une approche à fleur de peau, comme pour rendre perceptible ce que les êtres vivent en dessous. Les amitiés intenses que l’on perçoit depuis l’interprétation jusqu’à la production de ses musiques, au-delà des travaux qu’elle partage avec des artistes de théâtre, de cinéma, évoquent une vie de liens, de partages, d’émotions humaines.

« Rien dans notre intelligence qui ne soit passé par nos sens… » (Aristote)

 Certains fragments sont une descente intérieure à la lueur de ce qui guide un personnage, d’autres sont un enveloppement languide qui cherche le rythme d’une âme en lente quête de sens. Entre deux moments qui sont comme des passerelles liant des situations ou des introspections, un thème se déploie, s’expose, entre dans la tête jusqu’au fredonnement.
Eleni Karaïndrou n’est jamais l’ombre sonore d’un cinéaste explorateur des voyages intérieurs, elle est véritablement celle qui met en musique ce qu’il dit dans son langage et qu’elle enrichit de son langage propre, alors, justement, que les deux partagent la même langue. Mais c’est une langue que les images défient dans ses limites, la musique s’adosse sur des intonations tonales ou des timbres qui sont en mouvement avec le récit ou un déplacement.
Dans cette intention osmotique avec les images, elle parcourt une étendue infinie de possibilités de donner de la couleur aux sentiments qui agitent une pensée qui explore ses territoires ou un ciel qui s’invite dans le regard, elle dispose tout au long du cheminement des sons véritablement contagieux à la fois dans le sens où ils se transmettent avec ce qu’expose l’écran, mais aussi dans celui où ils ont un caractère expansif dans l’esprit ou simplement l’oreille du spectateur. Il suffit pour cela d’identifier les cordes frappées du santour au détour d’un silence, ou encore l’air oblique du ney qui s’infiltre dans un paysage humain.

De spectateur d’un film, d’Angelopoulos par exemple mais d’autres également, celui qui « assiste » à la musique d’Eleni Karaïndrou devient spectateur plus intérieur de ce que la musique provoque et inscrit durablement, fondue au texte qu’elle escorte et détachée comme une œuvre entière.

On ne dit pas l’âge d’une dame, mais c’est s’incliner devant Eleni Karaïndrou que de mentionner le prix qu’elle a reçu en Belgique honorant l’ensemble de son œuvre et fêtant en même temps ses quatre-vingts ans (World Soundtrack Awards Ceremony & Concert).

« Parfois des gens me disent… » (Eleni Karaïndrou)

Laissons alors Eleni Karaïndrou nous dire que « Parfois des gens me disent : « Quand on écoute ta musique, on pense à des ruisseaux, à la « pluie ». Je suis née dans un village de montagne, dans une maison au milieu de la forêt, une forêt de chênes et de sapins. Mon village est un village plein de cerisiers. Alors tout le monde me demande si la nature joue un rôle. Probablement, si on a vécu pendant sept ans dans un endroit au milieu de la nature, c’est probable que cela influence, mais on ne peut pas dire que ma musique exprime les sons de la nature, ma musique exprime seulement des sentiments » (Cinezik, 50612) juste avant de l’écouter et nous laisser alors nous envelopper de la musique si particulière qu’elle a composée pour Les Troyennes, d’après Euripide, pour la mise en scène créée par Antonis Antypas en 2001.

Pour aller plus loin avec Eleni Karaïndrou

Née dans les montagnes grecques en 1941, Eleni Karaïndrou, a été élève de l’Hellenikon Odeion d’Athènes avant de parcourir des disciplines aussi variées que l’histoire, l’archéologie ou l’ethnomusicologie. Ses mélodies, leurs accents, leurs accords accompagnent des voyages d’idées, d’images, de sorts. Elles sillonnent littéralement son univers musical accompagnée de musiciens d’univers différents dont la compositrice tire une cohérence attachante, les instruments peuvent être ensemble anciens ou contemporains. Il s’en dégage une poésie infinie que les cinéastes exigeants (Chris Marker, Jules Dassin and Margarethe von Trotta ) recherchent pour accompagner des récits intérieurs qu’ils mettent en scène. Ainsi le réalisateur Theo Angelopoulos lui a commandé la musique de six films.

 

Discographie sélective (chez ECM qui produit l’intégralité de son œuvre)

  • Tous des oiseaux, ECM News Series, 25 janvier 2019.
  • Concert Live in Athens, ECM New Series, 25 janvier 2013.
  • La Poussière du temps, ECM New Series, 6 février 2009.
  • La Terre qui pleure, ECM New Series, 2 février 2004.
  • L’Eternité et un jour, ECM New Series, 1er décembre 1998

« Eleni Karaïdrou at 80 (hommage d’ ECM, 25/11/2021)
Greek composer and pianist Eleni Karaindrou turns 80 today. Long a vital presence at ECM, her first album for the label, Music for Films, included her themes for Theo Angelopoulos’ Landscape In The Mist, The Beekeeper, and Voyage to Cythera. She was to have a thirty-year collaboration with Angelopoulos, who greatly valued the way in which her music provided an intuitive counterpoint to the emotional tone of his films, to the unfolding of the drama, and the slow, searching movement of the camera.”

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