Culture

Le carnet de lecture de Geoffroy Jourdain, chef, Les Cris de Paris

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 3 septembre
2021

S’il a bien fondé Les Cris de Paris en 1998, Geoffroy Jourdain n’a aucun goût pour les étiquettes. Avec ses complices chanteurs et musiciens de la compagnie dédiée à l’art vocal, le chef ne cesse d’être multiples dans ses projets comme dans ses répertoires. Si l’ensemble est reconnu pour ses somptueuses couleurs baroques, il sait aussi bien s’aventurer dans la création d’aujourd’hui. Balliamo, leur concert le 2 octobre au 42e Festival d’Ambronay (du 10 septembre au 3 octobre) associe Monteverdi et une création d’Eva Reiter.

Le gout de l’expérimentation

Dans la musique aujourd’hui, ce qui fait horreur à Geoffroy Jourdain c’est son « côté très hiérarchisé : la prima donna, le grand soliste ou encore l’enseignement de la musique qui impose une évaluation dès l’âge de 5 ans… ». A ceux qui n’estiment que les solistes, le chef ne cesse de s’engager pour démontrer aux jeunes musiciens comme aux mélomanes qu’on ne perd pas son identité en jouant en collectif : « Je cherche à leur transmettre ce va-et-vient entre collectif et individu. » Et d’ajouter pour mieux éclairer sa passion pour le répertoire du XVIe siècle : « L’oratorio est un passage clef dans l’histoire de la musique et permet à chaque chanteur d’être à tour de rôle soliste et tuttiste (en groupe). On passe de la polyphonie de la musique ancienne de la fin du XVIe siècle à l’émergence du « je » du soliste dans l’opéra, qui naît au XVIIe. Ce glissement du collectif à l’individu est musicalement passionnant. »

https://youtu.be/_jcIqcmU0ac

Polyvalence rime avec exigence

De fait son parcours polyvalent s’emploie à refuser toute étiquette, ni à être bloqué dans la niche d’un répertoire ou d’une formation en particulier. S’il a créé le chœur de chambre Les Cris de Paris en 1998, et professionnalisé en 2005, en compagnie dédiée à l’art vocal, c’est pour être multiples. Multiples formations par la polyvalence des chanteurs – entre vingt-quatre et quarante -et des instrumentistes qui par le double profil de soliste et de musicien d’ensemble peuvent s’investir dans des créations à géométrie variable. Multiples en projets – autant scéniques que discographiques – et en approches – création et divertissement – dialoguant fertilement avec des compositeurs, des metteurs en scène, ou des chorégraphes… enfin multiples en répertoires.

Si Les Cris de Paris interprète principalement le répertoire vocal polyphonique de la fin du XVIe siècle (de Monteverdi à Rossi), il multiplie les excursions dans l’histoire de la musique ; XVIIe  avec Les Orphelines de Venise rassemblant des œuvres sacrées de Vivaldi (Ambronay Éditions, 2016), XIX avec la Missa Sacra de Schumann (Aparté, 2013) et Le Paradis Perdu de Théodore Dubois (Aparté, 2012), le XXe avec Debussy et la musique contemporaine, avec Berio To Sing (Harmonia mundi, 2021), …. Il va même jusqu’à commander d’œuvres à des compositeurs comme  Félix Ibarrondo, Alain Berlaud, Caroline Marçot, Daniel A. d’Adamo, Jacques Rebotier, Oscar Strasnoy, Marco Stroppa, Ivan Fedele, Igor Ballereau et Beat Furrer… Bien loin de tout esprit de chapelle, cette dynamique volontaire constitue aussi la marque de Jourdain !

Passionné de travail collectif et de transmission

Pour preuve de cette dynamique à briser les cases, Geoffroy Jourdain s’est toujours impliqué dans la création de nouvelles formations ; dès 1998, il codirige avec Laurence Equilbey le Jeune chœur de Paris, centre de formation pour jeunes chanteurs du conservatoire à rayonnement régional de Paris. De 2002 à 2010, il partage avec Didier Bouture la direction du Chœur de l’Orchestre de Paris. Plus récemment, en juillet 21, toujours avec le désir de partage chevillé au corps, il dirige à l’EEEMERGING+, résidence destinée aux jeunes ensembles de musique ancienne, avec un programme autour de la naissance de l’oratorio réunissant des œuvres de Carissimi, Charpentier et Rossi. Ensuite chaque ensemble donne un concert au Festival d’Ambronay.

https://youtu.be/pxTs2ncSW2c

Une quête incessante de la permanence traditions orales

Au cœur de sa démarche, et de ses programmes (Passions, Venezia 1600-1750, Harmonia Mundi, 2020), le chef souhaite faire partager l’idée que dans l’histoire, les genres cohabitent ; « que des pièces instrumentales prévues pour la scène ont pu être jouées à l’église, et inversement , détaille-t-il dans le livret.  l’art du contrafactum, qui pouvait voir un madrigal érotique se muer en motet d’adoration par simple transfert de texte, m’y invite ; la sonata da chiesa n’a de religieux que son intitulé… Après tout, un peintre ou un sculpteur baroque ne se doit pas d’avoir recours à un style fondamentalement différent lorsqu’il s’empare d’un sujet profane plutôt que d’un sujet biblique et il est rare qu’on se préoccupe de cette distinction lorsqu’on l’expose. »

En parallèle à ses multiples excursions musicales – après de solides passages dans les bibliothèques et les archives – il se passionne pour les Folk songs de traditions orales du monde entier, berceuses, comptines ou autres ritournelles héritées d’un patrimoine familial ou culturel. Pour le cycle de cantates Jardins Partagés, Les Cris de Paris a proposé au compositeur Pierre-Yves Macé d’intégrer les chants collectés au sein d’une composition instrumentale, vocale et électroacoustique.

Si ce n’est pas dépasser toute étiquette et ouvrir le champ des possibles musicaux, ce n’est pas signé Jourdain!

Le carnet de lecture de Geoffroy Jourdain

Federico Fellini. J’ai échoué à ne choisir qu’un seul film dans l’œuvre de Fellini.
Alors, je cite quelques scènes : les fresques qui disparaissent dans Roma, le final de E la nave va, la scène de nuit dans les voitures décapotables de La città delle donne, le « voglio una donna ! » d’Amarcord

Hirokazu Kore-Eda : After life (1998)

En transit vers l’au-delà, les morts ne peuvent y emporter qu’un seul souvenir de leur vie. Pour revivre une dernière fois l’émotion de ce souvenir, une équipe des limbes aide les défunts à en reconstituer la scène, en vue de la filmer, et de la leur diffuser avant leur ultime départ. Ce film, basé essentiellement sur une démarche documentaire, est miraculeux.

Jacques Tati : Mon oncle (1958)

Mon oncle sortirait aujourd’hui, on applaudirait tout ce qui en faisait déjà la force il y a 60 ans, à commencer par sa modernité. J’ai vu ce film étant enfant, puis plusieurs fois depuis, mais à des moments espacés dans ma vie. Je ris toujours aux mêmes endroits, mais il ne me raconte plus les mêmes choses. La fin, par exemple, me touche beaucoup désormais.

René Daumal : Le Mont analogue

Rédigé entre 1939 et 1944, ce roman demeure inachevé. Je l’associe à mon entrée dans l’âge adulte. Je l’ai découvert vers 18 ans, et suis toujours aussi fasciné par cet inachèvement que je le fus alors. Peut-être est-il encore plus puissant ainsi, ouvert à toutes les projections du lecteur, comme peut l’être -volontairement cette fois-ci- la fin des aventures de Gordon Pynn d’Edgar Poe.

Georges Perec : La vie mode d’emploi

Les livres de Perec ont tous beaucoup d’importance pour moi. W ou le souvenir d’enfance m’a bouleversé, Un cabinet d’amateur ou Espèce d’espaces sont des références de chaque instant. J’ai toujours été fasciné par les entreprises qui tentent de contenir le monde entier ou l’éternité dans un tableau, un livre, un système. Cela parle à la fois de la toute-puissance de l’esprit humain en même temps que de sa vacuité. La vie mode d’emploi est en ce sens un livre-monde tout autant mystique qu’ironique.

Jean Potocki : Le manuscrit trouvé à Saragosse

J’aime les histoires-gigognes, les parenthèses qui contiennent d’autres parenthèses, les récits dans le récit, ouverts à des arborescences de narrateurs. Cela a certainement un lien avec le regard que je pose sur la musique et la polyphonie. J’aurais pu citer Don Quichotte pour illustrer cette idée, mais Le manuscrit trouvé à Saragosse est bien moins connu, alors si cela peut permettre à d’autres personnes de le découvrir !

 

Roberto Bolaño : Les détectives sauvages

Dans les mailles d’une grandiose et virtuose écriture polyphonique, Les détectives sauvages est un roman dans lequel on se perd, on se noie même, puis l’on se retrouve. Il y est question d’utopie poétique, de mémoire… « Tu penses faire la révolution à coups de proverbes ? Et Jacinto me répondait que franchement il ne pensait plus faire la révolution d’une manière ou d’une autre, mais que si une nuit ça le prenait, eh bien ce ne serait pas une mauvaise idée, avec des proverbes et avec des boléros.”

Les voix du monde : une anthologie des expressions vocales, Le Chant du Monde, 1996

Cette impressionnante anthologie du CNRS recense un grand nombre de pratiques vocales du monde à travers des enregistrements souvent emblématiques réalisés par des ethnomusicolgues prestigieux (Bernard Lortat-Jacob, Gilles Léothaud, Simha Arom, Ugo Zemp…). Voilà quel serait mon (triple) CD à emporter sur une île déserte. Mais il nous apprend hélas qu’il n’y a plus d’île déserte… La plupart de ces enregistrements témoignent d’un patrimoine immatériel qui a déjà disparu, emporté par la globalisation et l’acculturation.

Berio. Coro. Deutsche Grammophon. Choeur et orchestre de Köln – direction L. Berio

Décidément, ces années 1970 en Italie !
Ce disque m’a beaucoup marqué, même si l’interprétation peut paraïtre aujourd’hui un peu compacte -on ne peut pas toujours percevoir la dimension chambriste de cet incroyable dispositif qui réunit 40 duos (une voix + un instrument)-. Coro combine des modes populaires dans une sorte de grand folklore imaginaire universel ; une anthologie des diverses manières de « mettre en musique », comme il le disait lui-même, ajoutant : « comme le plan d’une cité de l’esprit qui se réalise à divers niveaux (…), entre des confins réels et virtuels à la fois. »
Cette oeuvre occupe une place particulière dans mon panthéon personnel, à côté des Cités invisibles de Calvino.

Berg. Wozzeck – Barenboim, Chéreau DVD

En 1992, jeune étudiant récemment arrivé à Paris, j’avais dépensé toutes mes économies pour m’acheter une place au premier balcon du Châtelet, pile au milieu, pour la première de Wozzeck mis en scène par Patrice Chéreau. Je pense que c’est le plus beau souvenir d’opéra de ma vie… La berceuse de Marie au 1er acte avec Waltraud Meier, c’est indélébile émotionnellement. Comme une chair de poule qui ne disparaitrait pas complètement.

Pour suivre Geoffroy Jourdain et Les cris de Paris

Le site Les Cris de Paris

Prochains concerts

  • 2 octobre 21, 20h30, Balliamo, Monteverdi – Eva Reiter, Abbatiale Festival d’Ambronay.
  • 8 décembre 21, 20h. Jardins partages, Auditorium du Louvre

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