Culture

L’utopie du duo Lonneke Gordijn et Ralph Nauta du Studio Drift reconnecte l’humain et la nature par la technologie.

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 28 avril 2022

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Des pissenlits en sculptures de lumières, d’étranges méduses de tissus ou des grappes d’oiseaux-drones dessinant une chorégraphie… la haute technologie qui sous-tend l’œuvre transdisciplinaire de Lonneke Gordijn et Ralph Nauta s’efface toujours derrière la poésie sublime de leurs installations. Les deux fondateurs du Studio Drift revendiquent d’être des ‘chorégraphes du futur’ en s’appuyant sur la technologie comme moyen de reconnexion à la nature. Leur première performance de drone aérien en intérieur est visible jusqu’au 1er mai au Campo San Lorenzo de Venise. 

Repousser les limites du possible

Studio Drift Flylight, Israel-Museum, 2012

Avec une technologie de pointe qui à chaque création, repousse les limites du possible, Lonneke Gordijn et Ralph Nauta insufflent la vie à leurs œuvres. Passionnés par les liens fluctuants entre nature, technologie et Humanité, leur travail interroge et met la lumière sur les frontières incertaines entre le réel et le virtuel. Paradoxalement, pour créer leurs métaphores utopiques de la nature, cet enchantement que chacun peut éprouver devant leur artefact, en collaborations étroites avec des universités et des scientifiques, ils s’appuient donc sur des recherches de pointe et sur les matériaux les plus divers, traquant leurs propriétés cachées ou ignorées.
La plupart du temps, leurs installations sont interactives, et immersives aspirant le spectateur au cœur de l’œuvre. Généralement ils créent des éditions limitées, mais le duo fondateur du Studio Drift répond de plus en plus à des commissions d’architectes ou de commandes d’organisateurs d’événements culturels sûrs d’émerveiller par ces installations qui défient l’imagination.

Une utopie du merveilleux

Studio Drift Meadow, fleurs mécaniques

Là, tout n’est qu’ordre et beauté. Luxe, Calme et volupté’, le Studio Drift éclaire d’un imaginaire nouveau l’utopie baudelairienne. En allant au-delà du simple effet esthétique, leurs œuvres inscrivent la technologie, l’espace et le public sur une même onde, engageant des expériences qui inspirent ou suscitent une « reconnexion » revendiquée à notre planète. Elles abordent ainsi des sujets contemporains tels que la durabilité et l’environnement, sans écarter les questionnements soulevés par l’utilisation de la réalité augmentée. Leur travail attire l’attention sur une société en mouvement, façonnée par des innovations souvent trop rapidement adoptées sans en mesurer réellement l’impact. En sachant les utiliser à bon escient et les sertissant de poésie, notre duo d’artistes investissent des questions fondamentales sur ce qu’est la nature en proposant une utopie du merveilleux.

Fragile Future, l’œuvre manifeste

Studio Drift Fragile Future III, (détail) 2020 courtesy of Carpenters Workshop Gallery

Titre d’une de leurs premières œuvres iconiques, ‘Fragile Future’ est aussi un manifeste. Des modules multiples peuvent être harmonisés en fonction des espaces, d’étranges nuages suspendus ou bouquets étincelants sans limite courent sur le sol. Les aigrettes lumineuses de ‘pissenlits’, rassemblées faisceau après faisceau autour de leds sont disposées sur de délicates structures géométriques en bronze phosphorus.

Une « conception lente » qui s’éprouve comme une composition méditative. « Nous cueillons les pissenlits, nous les faisons sécher dans des boîtes et ensuite des étudiants collent les akènes un par un sur les diodes DEL avec une pincette », ce premier dialogue entre la technologie et la nature, entre l’Homme et son environnement cache un processus extrêmement laborieux. Ce travail exigeant contraste nettement avec les processus de production de masse d’aujourd’hui en offrant un aperçu oxymore et utopique de notre avenir : « Les forces de deux mondes apparemment inconciliables s’unissent dans une tentative de survie. » insistent le duo. Le public reçoit cette œuvre fragile avec l’attention qu’on peut porter à un premier né qu’on ne sait trop comment bien porter dans ses bras, un mélange d’éblouissement et de timidité, voire de peur de rompre une si parfaite harmonie.

Comme la fourmilière de l’atelier du père Noël

Studio Drift Fragile Future III, 2020 courtesy of Carpenters Workshop Gallery

Derrière l’effet merveilleux des œuvres qui vous font oublier le quotidien, se trouvent les deux designers, Lonneke Gordijn, née en 1980 à Alkmaar aux Pays-Bas et Ralph Nauta, né en 1978 à Swindon au Royaume Uni. Ils ont fondé le Studio Drift à Amsterdam en 2006. Avant la pandémie l’équipe multidisciplinaire de leur atelier comptait 64 collaborateurs. Cette ‘force de frappe’ leur permet de mener à bien des installations de plus en plus ambitieuses et de répondre à des défis qui augmentent en complexité sans jamais perdre leur mystère et leur apparente fragilité.
Leurs œuvres dépassent largement les clivages en croisant les disciplines, mêlant architecture, danse, opéra, concerts et installations. Croisant les champs du design, de la vidéo, des arts visuels et de la musique, leurs productions se caractérisent par ce langage gestuel dominé par la fine observation de la nature.

Algorithme pour voler

Ainsi, présentée à Art Basel Miami en 2017 et l’année suivante aux rencontres de Burning man au Nevada. Franchise Freedom est une installation performative constitué d’un essaim d’environ 300 drones volant de manière autonome qui métaphoriquement souhaite remettre en question le concept humain de liberté et de construction sociale. Basée sur un algorithme biologique issu de plus de 10 ans de recherche sur le comportement du vol des étourneaux, l’œuvre étend les frontières entre la nature et la technologie et analyse ainsi ce que peut être le lien social.

Une vision métaphorique de la liberté

Studio Drift Flylight, Israel-Museum, 2012

Cette recherche au long cours a commencé avec le lancement de leur travail Flylight, dans lequel des modèles de vol non préprogrammés étaient générés par un algorithme qui réagissait de manière similaire au murmure de l’étourneau. Chaque drone a une source lumineuse, et son intensité et sa couleur sont influencées par la distance qui la sépare des autres, accentuant l’effet de densité du groupe. « L’œuvre se traduit par une illustration poétique de la façon dont nous, en tant qu’êtres humains, nous efforçons de vivre de manière autonome au sein de sociétés définies par des règles et des conventions. Bien que les motifs semblent aléatoires, et que l’impression d’un tel essaim puisse nous rappeler la liberté, le comportement de ces oiseaux est complètement orchestré et soumis à de nombreuses règles et instincts de survie. Il y a une immense beauté à observer ces décisions soudaines de milliers d’individus et leurs réactions les uns envers les autres. Si chaque oiseau devait opérer seul, un chaos complet en résulterait. Tout comme les oiseaux, les gens trouvent la sécurité dans un groupe, tout en étant contraints d’agir selon un ensemble de règles sur lesquelles la société fonctionne. Celui qui choisit la liberté individuelle dépasse ces règles est forcé d’opérer en dehors de la société. Quel est l’équilibre parfait entre les deux ? La liberté est-elle une illusion ? » s’interrogent le duo d’artistes. « Franchise Freedom » vous invite à observer les schémas et les mécanismes de survie de la nature et à en tirer des leçons. « La vie est sur terre depuis plus de trois milliards d’années et a ses règles sur ce qui fonctionne et ce qui est approprié ici. Pourquoi ne regardons-nous pas plus souvent les schémas de la nature et n’y trouvons-nous pas nos solutions ? » complètent-ils.

Shylight s’inspire de la nyctinastie

Studio Drift, Shylight, Rijksmuseum

En botanique, la nyctinastie est un mouvement (nastie) répondant à la variation du jour et de la nuit. La variation journalière de la lumière et de la température crée ce mouvement des feuilles et des pétales des plantes en réponse à ces changements. La fermeture d’une fleur au crépuscule, par exemple, est un événement rythmique biologique. Un autre est le mouvement de sommeil des feuilles de légumineuses pendant la nuit. Dans la nyctinastie, certaines plantes sont capables de prendre une position la nuit différente de leur position pendant la journée. C’est en observant ce phénomène qu’est né « Shylight », une installation cinétique de lumière et de mouvement, une sculpture à plusieurs ‘bras’ qui se déplient et se retirent dans leur état d’origine pour créer une chorégraphie fascinante, reflétant la nyctinastie de vraies fleurs.
L’œuvre parait vivante animée par des mouvements imprévisibles et d’apparence naturelle : les différentes ‘plantes’ stylisées descendent tout en s’épanouissant, pour ensuite se refermer et reculer à nouveau vers le haut.
Shylight est créé à partir de plusieurs couches de soie, ce qui fait bouger ces sculptures avec beaucoup de grâce. Le mouvement de l’œuvre peut être contrôlé au millimètre près et lui confère ainsi une subtile chorégraphie. 

Une métamorphose et adaptation constante de la nature

« Les objets fabriqués par l’homme ont tendance à avoir une forme statique, tandis que tout ce qui est naturel dans ce monde, y compris les personnes, est soumis à une métamorphose et à une adaptation constante à son environnement. « Shylight » est le résultat de la question : comment un objet inanimé peut-il imiter ces changements qui expriment le caractère et les émotions ? » précisent les artistes

Une tension entre l’humanité et la Nature, le chaos et l’ordre

Studio Drift, Drifter, 2018 exhibition, Amsterdam Stedelijk museum

Lonneke et Ralph ne s’enferment dans aucune frontière ; leur travail peut embrasser tous types d’expérimentations. Un des derniers exemples, ‘Drifter’ est une installation performative d’un bloc de béton « flottant » qui se déplace lentement comme en lévitation sur un parcours défini par l’espace fermé où il évolue.
Pour les deux artistes, le monolithe en béton représente une unité de construction de base, l’élément principal par lequel l’environnement bâti humain est construit. Ils font référence au livre Utopia de l’humaniste anglais Thomas More (1478-1535). Son titre complet était « De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia » (La meilleure forme de communauté politique et la nouvelle Île d’Utopie). À l’origine, ce récit utopique devait porter un titre latin : « Nusquama » qui signifie « nulle part », un non-lieu imaginaire qui évoquait pour la première fois… le béton. À l’époque, le béton n’était « qu’ » une idée de science-fiction qui, des siècles plus tard, a intégré massivement nos constructions modernes et contemporaines. L’illusion bien réelle de Drifter provoque la réaction du public pour lui faire « rêver l’improbable« .

Penser une vie extra terrestre ?

Comment ne pas penser au monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1928-1999). Lonneke et Ralph semblent y avoir empruntés plusieurs des thèmes, notamment celui de l’évolution humaine, la technologie et l’intelligence artificielle ou encore la perspective d’une vie extraterrestre.
On se souvient de l’Australopithecus afarensis  qui découvre l’usage de l’outil après avoir touché le monolithe dans le premier acte qui se déroule « à l’aube de l’humanité ».  Drifter invite le spectateur à reconsidérer notre relation avec notre cadre de vie en montrant la tension entre l’humanité contre la nature et le chaos contre l’ordre. Déconnecté de toute réalité, le travail nous place entre le possible et l’impossible. A lui seul, le bloc de béton n’est rien. Il est perdu dans l’espace et le temps sans référence à quoi que ce soit. L’œuvre veut faire sentir que sans contexte, l’objet semble étranger, séparé de sa source. L’œuvre montre à quel point le monde et ses mécanismes sont encore méconnus et souligne la nécessité d’élargir notre horizon afin de mieux évoluer dans le temps.

L’espoir pour imaginer un monde différent.

Studio Drift Fragile Future III, 2020 courtesy of Carpenters Workshop Gallery

Avec la version de ‘Fragile Future, les artistes sont passés à la vitesse supérieure en transformant l’espace McCourt de quatre étages et de 17 000 pieds carrés de ‘The Shed’ à New-York. Ils emmènent le public dans un voyage à travers une série d’installations interconnectées, y ajoutant une bande-son créée par la chanteuse et artiste anglaise transgenre ANOHNI (1971-). Ils ont su créer une installation immersive avec de multitudes de lumières scintillantes qui traversent la galerie comme des graines incandescentes prises dans le vent, évoluant avec plusieurs blocs de bétons, Drifters, qui flottent comme par magie dans l’air. Le tout veut offrir une atmosphère pleine d’espoir pour imaginer un monde différent. Dans cette activation de performance unique, un Drifter monolithique est rejoint par des blocs supplémentaires qui flottent et dansent ensemble dans une atmosphère éthérée, en contrepoint de la musique d’ANOHNI.

Nous l’avons vu le duo d’artiste s’inscrit sans une démarche positive et cherche à mettre son public au défi de penser différemment leurs liens avec la Terre. L’atmosphère est pleine d’espoir – et de technologie – pour imaginer un monde différent.

Studio Drift Diablo, Don, Block Universe, 2021, interactive NFT, Pace Gallery

Et vous ? Comment sentez-vous votre relation avec la nature dans un monde largement mécanisé ? Studio Drift peut vous aider à mieux y réfléchir.
D’autant que le duo s’intéresse déjà au NFT….

Pour suivre le Studio Drift

Drift, performance, Social Sacrifice, 2022

jusqu’au 1er mai, Sacrifice social, 2022, Espace océanique, Campo San Lorenzo, Venise : Toute première performance de drone aérien en intérieur, qui explore la dynamique d’essaimage d’un banc de poissons rencontrant un prédateur. L’œuvre met en lumière les tensions qui émergent entre l’action collective et la liberté individuelle. Social Sacrifice est présenté par Aorist, dans le cadre de leur exposition Venise : CodeX.

A lire :

Réseaux-Mondes, Catalogue de l’exposition collective au Centre Pompidou : une soixantaine d’artistes, architectes et designers qui interrogent la place du réseau dans nos sociétés innervées par les réseaux sociaux et la dématérialisation même du réseau. Plus que jamais, à l’ère d’Internet, le réseau est au cœur des mutations technologiques et des enjeux sociétaux : surveillance, atomisation de l’individu, acteur-réseau, réseau du vivant.

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