Culture

L‘aléatoire contrôlé de Benoit Pype construit une esthétique de la décélération.

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro

Article publié le 27 janvier 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Faisant appel à un ‘aléatoire contrôlé ‘ à la limite de nos perceptions et de l’invisible, les œuvres de Benoit Pype invitent à concentrer notre attention. Sa thèse de doctorant à l’Université Paris Sciences et Lettres sur ‘La perception lente : pour une esthétique de la décélération’ et l’exposition ‘Coalescence’ à la galerie Iconoscope à Montpellier en mars prochain, permettront de mieux cerner la profondeur visionnaire de cet artiste humaniste.

Benoit Pype Géographie transitoire, 2011-2018 @ Benoit Pype

Critique de la dissémination de l’attention

Son œuvre sculpturale investit des formes invisibles et anodines du quotidien et les manifestions quasi-imperceptibles des changements éphémères et fragiles de leur matière, telles que l’eau, la poussière ou les brins d’herbe. La quête de Benoit Pype sur ce que certains pourraient qualifier de « dérisoire » n’est pas celle de l’infiniment petit, mais bien une critique à la fois poétique, scientifique et politique ; c’est aussi l’expression raisonnée d’ « un certain diagnostic actuel qui identifie une crise de l’expérience esthétique, consécutive à une dissémination de l’attention ».

La coalescence, ou la vision singulière de la recherche-création

Benoit Pype Micro architecture (Béquilles), 2008 @ Benoit Pype

Cherchant à faire converger science et philosophie, son ambition de ‘coalescence’ est développée à dessein pour se charger de motifs (au deux sens du termes) poétiques : « En science physique, explique le doctorant au sein du programme « Sciences, Arts, Création, Recherche » de l’Université Paris Sciences et Lettres , la coalescence est ce phénomène par lequel deux substances identiques, mais dispersées, ont tendance à se réunir. Si l’art et la science ne sont pas identiques, je désigne par extension métaphorique les rencontres et convergences possibles entre un artiste et des scientifiques au sein d’un laboratoire de ‘microfluidique’.

Ce contexte de recherche est en effet le lieu d’une mise en commun des outils, dont je détourne les usages, mais aussi de collaborations, d’un partage d’idées propre à la vie du laboratoire. Il est important de souligner que ce principe de coalescence, bien qu’il insiste sur la rencontre et la mise en commun, n’efface pas pour autant les différences, les distinctions entre l’art et la science. Il s’agit avant tout d’un point de vue, d’une vision singulière de la recherche-création»

Les conditions de l’expérience du monde réel, isolées par un socle.

Benoit Pype Scorie-cargo @ Benoit Pype

Les installations muséales de Benoit Pype, né en 1985 à Rouen qui vit et travaille à Paris font penser à un laboratoire d’analyse scientifique ou parfois à une collection d’indices pour enquête policière. L’étudiant en Math Sup collecte des « prélèvements du monde réel ». Les résidus qu’il considère, fonds de poche, goutte d’eau, feuilles…sont ordonnés et observés à la loupe. Chaque ‘objet’ accède au statut de « sculpture » par la création d’un socle ou d’une monture spéciale à échelle de celui-ci.

Les titres extrêmement poétiques qu’il les nomme restent toutefois purement descriptifs : Le cabaret du néant, Les ballets furtifs, Comment éduquer les oiseaux…. « Ils décrivent une situation, ils posent les conditions de l’expérience » nous confie l’artiste. « Je ne place que rarement la dimension conceptuelle de mes travaux dans les titres, car celle-ci repose avant tout sur des expériences sensibles. C’est par cette expérience, cette approche sensible, aussi ténue soit-elle, que l’on accède ensuite à une dimension plus réflexive, conceptuelle. »

Pour une esthétique de la décélération 

Benoit Pype Digital Shadows expo. Le Cabaret du Néant 08.03 – 05.07.20 © Martin Argyroglo Château de Rentilly

Devant l’hyper accélération de notre rythme de vie, de l’histoire, de la culture, de la société, voire du temps lui-même, faut-il se (re)connecter au monde en débranchant ce qui nous en éloigne ? Dans une société où les sens et la pensée sont sur-sollicités, la modernité tend à vouloir tout contrôler, y compris ce dont on ne peut disposer, créant un sentiment d’univers inaccessible. Rompre cette « famine temporelle » constitue la dynamique de sa thèse de doctorant intitulée « La perception Lente : pour une esthétique de la décélération ».

Benoit Pype Fabrique du résiduel verre © Aurelien Mole

Dans un contexte de profonds bouleversements écologiques, l’impérieuse nécessité de construire un rapport nouveau à notre environnement doit s’appuyer sur une ‘écologie de l’attention’.  « Je pars de la théorie de l’accélération sociale du philosophe allemand Hartmut Rosa (1965-). Les travaux du théoricien suisse Yves Citton (1962-) m’ont aussi marqué. Ils orientent ma réflexion actuelle quant à l’émergence des écologies de l’attention. D’autres auteurs alimentent ma recherche, notamment au romancier et critique d’art Gilbert Lascault (1934-) et son esthétique dispersée, ou encore Thimothy Morton (1968-) et ses hyper objets…C’est un peu disparate, mais je préfère voir ces influences comme un réseau d’idées, une nébuleuse, plutôt qu’une droite ligne du mentor au disciple » commente-t-il.

Accordons-nous aux œuvres l’attention qu’elles méritent ?

Benoit Pype Désert de verre @ Benoit Pype

A la question qui clôt le préambule de sa thèse, Benoit Pype apporte à Singular’s quelques pistes : « Un certain diagnostic actuel identifie une crise de l’expérience esthétique, consécutive à une dissémination de l’attention. Notre capacité à nous concentrer serait aujourd’hui amoindrie par une forme d’attention plus récente que la critique littéraire américaine Katherine Hayles (1943-) nomme l’hyper-attention : cette capacité à traiter plusieurs sujets en même temps, associée au développement des technologies numériques. La prééminence de ce type attentionnel récent m’interroge sur la possibilité de restaurer l’expérience esthétique en explorant des modalités inédites d’attention profonde. Il s’agit d’explorer des articulations possibles à travers la pratique artistique. Certaines œuvres sollicitent une attention soutenue, là ou d’autres stimulent davantage cette attention flottante et réactive, propre à nos modes de vies actuels. »

« Une goutte puissante suffit pour créer un monde et pour dissoudre la nuit. » Gaston Bachelard

La production surprenante de Benoit Pype invite à se poser, à « atterrir » dans tous les sens du terme. Leurs petites tailles obligent à se pencher, à saisir une loupe, à reprendre conscience de ses perceptions pour mieux voir ce qui est à la limite du visible. La fragilité de ses sculptures, qui sont comme en apesanteur, agit physiquement sur le regardeur, en l’obligeant à contrôler sa respiration, à se concentrer sur un autre rythme, hors du temps, proche de la méditation.

Benoit Pype Socle pour une goutte d’eau @ Benoit Pype

Pour mieux saisir sa démarche, prenons par exemple, « Socle pour une goutte d’eau » (On aurait pu tout aussi considérer « Water Jewels »). Il s’agit d’une goutte magnifiée comme une minuscule pierre précieuse, d’une sculpture lilliputienne constituée d’un minuscule socle de 1cm3 et d’une goutte d’eau déposée minutieusement à l’aide d’une pipette Pasteur : « À première vue, l’objet est immobile. En réalité, la goutte s’évapore assez vite pour disparaitre totalement au bout de deux heures en moyenne. Nous sommes typiquement ici devant un objet qui sollicite une attention soutenue. » reconnait-il en omettant malicieusement qu’il offre aussi une autre relation au temps.

Un jeu d’images ralenties pour notre hyper-attention

Benoit Pype Ballets furtifs @ Benoit Pype

Mais lucide, Benoit sait bien que notre modernité est gourmande de vitesse. Et n’hésite pas à y répondre. Dans sa série vidéo des « Ballets furtifs«  il met en scène des fluides en mouvement, des formes éclatées dynamiques et simultanées, propices à activer notre « hyper-attention ».  L’origine de ce projet s’appuie sur une hypothèse scientifique qui énonce que la vie soit apparue il y a quatre milliards d’années dans une goutte d’eau. L’’exploration d’une simple goutte pourrait ainsi peut-être nous révéler les signes de l’histoire des formes et de l’humanité. A travers l’usage d’une caméra rapide, le travail permet de dévoiler des formes dont les contours résonnent avec l’histoire de l’art.

Sa série de vidéos « L’Effet papillon«  dévoile les formes de l’eau engendrées par une impulsion filmée à très haute vitesse (10000 images par seconde) en laboratoire. Invisible à l’œil nu, l’évènement dure 30 millisecondes et laisse apparaître de mystérieuses figures. « Tout l’enjeu ici est de prendre la mesure de notre capacité à moduler notre attention, à osciller d’un régime à l’autre, à l’heure où celle-ci est largement instrumentalisée au sein d’une économie de l’attention très bien analysée par Yves Citton, ou le philosophe français Bernard Stiegler (1952-2020) » donne-t-il comme exemple.

Message politique à partir de l’usage de l’eau

Benoit Pype Bague pour une goutte d’eau @ Benoit Pype

L’esthétique de cet artiste humaniste réconcilie comme une Renaissance moderne la dimension scientifique et philosophe du savoir. Et ne perd pas la dimension politique de toute œuvre. La portée de l’eau dans ses assemblages poétiques invite à s’interroger son enjeu politique dans le monde ; sur le droit universel de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, ses coûts d’exploitation et de distribution. Indirectement sa dégradation est aussi évoquée ; la pollution des mers et des rivières, sur exploitation de l’eau potable en Occident…
« J’ai découvert l’art par le land art, ce qui a certainement forgé mon rapport à la nature. Les matériaux que je travaille ont souvent rapport à l’écologie et cette goutte d’eau parle aussi de cela. Précieuse dans certaines parties du monde, l’eau est réellement gaspillée dans d’autres ! » se désole-t-il.

Palais de Tokyo 2012 et La Fabrique du résiduel

Fabrique du résiduel © Aurélien Mole

« Il n’est pas nécessaire d’aller au bout du monde pour voyager, l’aventure se trouve au fond d’une poche, dans mon jardin, autour de ma maison. ». C’est en 2012 que nous avions rencontré pour la première fois Benoît Pype. Il avait alors déplacé son « atelier-laboratoire » au Palais de Tokyo. Il analysait et donnait à des résidus et autres poussières trouvées au gré de ses cheminements ou au fond des poches le statut de sculptures. A la manière de Xavier de Maistre (1763-1852), explorateur des petits riens, mais aussi élégant chantre des souvenirs qu’il lèvent au gré de sa rêverie dans son roman ‘Voyage autour de ma chambre’, Benoit nous invitait « à découvrir la fabrique de la poésie issue de l’énigme du familier ». Surtout Il abolissait toute hiérarchie entre le savant, l’historien de l’art, le néophyte et une certaine vision du quotidien, ouvrant à des interprétations libres où chacun peut y projeter sa propre histoire.

Laisser songeur…l’esthétique de la rêverie

Benoit Pype Chutes libres © Pierre LExcellent

Aléatoire et contrôle, hasard provoqué, coïncidence ou révélation, l’artiste scientifique et philosophe-qui-rêve nous dirigerait-il subtilement a posteriori vers une pratique divinatoire ? C’est éloquent dans ces « Chutes libres » rappelant l’existence de la « molybdomancie », une pratique de divination retrouvée dans de nombreuses cultures consistant à verser du plomb fondu dans de l’eau. Il s’agit alors d’interpréter les bruits et les sifflements que le métal produit en se refroidissant dans l’eau, ou les formes obtenues. Quels sont les présages qu’on peut tirer des dessins formés par ce plomb fondu ?  Quels sont les songes provoqués par la décélération et les observations des phénomènes presque imperceptibles proposés par Benoit Pype ?
A vous d’expérimenter, prenez le temps !

Pour suivre Benoit Pype

Son Site Studio Benoit Pype 
A découvrir ; la rubrique ‘Coalescence’ qui désigne par extension métaphorique les rencontres et convergences possibles entre un artiste et des scientifiques au sein d’un laboratoire de ‘microfluidique’…

Sa galerie en France : Aline Vidal Paris

Sur le programme « Sciences, Arts, Création, Recherche » de l’Université Paris Sciences et Lettres où Benoit Pype est doctorant.

 

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