Culture

T Erra Mot O d'Anaïs Lelièvre métaphorise le tremblement de terre de Lisbonne

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 11 mai 2022

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Connue pour ses installations de dessins immersives nichées dans la mémoire d’un lieu, l’artiste française Anaïs Lelièvre a profité de sa résidence à La Junqueira à Lisbonne pour renouveler son travail en créant des compositions en céramique tout en plongeant dans l’histoire de la capitale portugaise. Les nouvelles œuvres singulièrement expressionnistes de son exposition T Erra Mot O jusqu’au 22 mai interprètent en métaphores subtiles l’impact à la fois environnemental et intellectuel du tremblement de terre qui a détruit la ville en 1755. Ce drame a remis en cause rappelle Alain Corbin dans son Histoire de l’ignorance toutes les représentations de l’époque, obligeant les contemporains à repenser notre rapport au monde. Face à cette ignorance de la terre, l’artiste vise un thème qui reste sans doute plus actuel que jamais.

Activer d’autres possibles

Anaïs Lelièvre, Stratum 3, Installation évolutive, 12 modules et surfaces murs-sol en PVC forex imprimé du dessin Schiste argileux (Sion) 2019 @ Anaïs Lelièvre

Jusqu’à présent, Anaïs Lelièvre est très identifiée pour ses dessins, ou plutôt ses installations et sculptures dessinées, ses explosions d’impressions en noir et blanc, retraçant des fragments de matière minérale ou végétale, pour reconstituer des paysages dynamiques. Ses environnements sont connus pour investir et déborder les architectures des lieux où elle expose. Souvent derrière la composition finale se cache une invraisemblable architecture-support faite d’éléments de récupération en tous genres trouvés localement (planches, mobiliers, encombrants…), créant ainsi une autre œuvre, invisible, un océan de débris, qu’on ne découvre que dans les vidéos documentaires dévoilant la construction de ses projets.
Déjà, un chaos prémonitoire de ce que l’artiste nous présente jusqu’au 22 mai à Lisbonne pour parler de tremblement de terre mais cette fois-ci avec d’autres matériaux, tels que porcelaine et encre.

Plusieurs types d’échelles et niveaux de résonance

Anaïs Lelièvre, Terramoto, résidence à La Junqueira, mars-mai 2022

« Ainsi ce que je trouve dans un lieu me permet de le transformer. Le même permet de produire du différent ou d’en activer d’autres possibilités. Chaque fois la manière d’agencer ce désordre trouve sens dans la dynamique du dessin et du lieu », confiait Anaïs Lelièvre. Aujourd’hui la résidence de la Junqueira offre d’autres défis à l’artiste, dont les tracés sismiques n’ont jamais cessé de réactiver dans l’espace un processus créatif qui parle d’émergences. Les deux salles qui lui ont servi à la fois d’atelier et de lieu d’exposition, aux murs ornés sur leur moitié basse d’azulejos – carreaux de céramiques aux dessins répétitifs typiques de la décoration portugaise du XVIIIème siècle –, furent un écrin empreint d’une préciosité complexe à ‘mater’.
Cette touche locale est intégrée au principe de la mise en espace de l’exposition. « L’ensemble des pièces est à la fois multiplié et éclaté, morcelé et articulé, tels des fragments se complétant les uns et l’autres, mais avec des lacunes ou ellipses comme une ruine syntaxique ou un labyrinthe langagier ». Jouant sur plusieurs types d’échelles et niveaux de résonance, l’agencement amène presque à faire vaciller voire « tituber » le visiteur à force de changement de points de vue et glissements de points d’attraction. Composée par ponctuations, cette nouvelle présentation sera moins immersive que ses précédentes installations mais réussit toujours à décontenancer.

T erra mot o, un tremblement jusqu’à celui des idées

Anaïs Lelièvre, Terramotoeau-forte, 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Travaillant aussi par continuité, Anaïs Lelièvre poursuit l’exploration de l’argile amorcée à la suite d’une résidence en Islande, une matière propice pour aborder le mouvement des sols et les « changements d’état ». Titre à la fois littéral et métaphorique, aux résonances historiques et matiéristes, T erra mot o est bien choisi pour parler de ce qui l’a fascinée à Lisbonne, le fameux tremblement de terre de 1755 qui a mis non seulement à bas toute la ville mais fut aussi l’incroyable point de départ d’une révolution morale, philosophique, théologique et scientifique où se sont affrontés optimistes et pessimistes. Ce tournant tellurique s’est inscrit dans le cadre de l’Histoire comme un jalon entre le passé et le futur de l’Europe. Cette rupture dans un monde qu’on pensait stable fut « le signe avant-coureur d’une époque de malheur et d’incertitude qui mettait fin, selon Voltaire et Goethe, à la paix et à l’optimisme contagieux du début du siècle. »[1] Anaïs Lelièvre fut fascinée de redécouvrir la profusion des textes, échanges de lettres, interprétations et disputes de l’époque. C’est de cette perte des repères et du trouble dans la définition de ce qu’on pensait connaître dont parlent métaphoriquement les œuvres de cette exposition.

« C’est aussi pourquoi le titre de l’exposition s’écrit aussi avec un jeu d’espacements des lettres rappelant ainsi le séisme sous-jacent aux œuvres présentées. « O « terra moto », comme le processus de mise en « mot » mis à mal, « erra » vient aussi évoquer « errer », « erratum », entre cheminement incertain ouvert à la découverte de l’inconnu et erreur, accident d’écriture, « coquille », faute à corriger… « , précise l’artiste.

Noir et blanc, entre écriture et perte des repères

Anaïs LelièvreTerramoto, Porcelaines blanches avec ou sans encre noire, 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Les céramiques, dessinées par grattage à la pointe sèche, comme des tablettes d’argiles creusées d’inscriptions, et chargées d’encre de chine, évoquent un processus d’écriture, que confirment en écho les mots gravés dans une eau-forte, produite dans le même temps. S’il porte toujours un fond scriptural, le rapport entre noir et blanc qu’Anaïs Lelièvre met en place dans cette exposition T erra m oto est différent de sa pratique habituelle. Il est ici sans opposition de contraste, sans conflit dans l’espace, mais au contraire à la fois dissocié et relativisé.
Ses céramiques blanches grattées à la pointe intègrent les ombres dans leur texture complexe, sources de subtiles obscurités. Au contraire, les noirs qu’elle utilise en plongeant certaines pièces dans l’encre apportent du blanc par leur brillance. Cette prise en compte des jeux de lumière relativise ainsi ces deux couleurs. L’artiste lie ces glissements entre noir et blanc aux débats sur l’optimisme et le pessimisme et donc à ce désastre impensable du séisme lisboète qui a obligé de repenser notre rapport au monde à n’en plus savoir ce qui était blanc ou noir.

‘Ground zero’, la perception en déroute

Anaïs Lelièvre, exposition Terramoto, salle 1, 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Anaïs Lelièvre a créé un nombre impressionnant de nouvelles pièces en porcelaine, grès et faïence pour cette exposition ; entre-autre, une cinquantaine de colonnes de section pentagonale (en forme de maison), de hauteurs différentes, semblent se dissoudre ou s’arracher dans leur partie supérieure, et pourraient peut-être évoquer les décombres des twin-towers du World Trade Center de New-York en 2001 dont la position est désormais intitulée ‘ground zero’.
Mais sans doute fait-elle plutôt référence ici à la résistance des piliers du Couvent des Carmes, l’église gothique de Lisbonne qui s’écroula lors du tremblement de terre de 1755, et ne fut jamais reconstruite. Ces ruines visibles de loin restent comme un des principaux témoins de la catastrophe. Ou pense-t-elle aussi à l’église baroque de São Domingos située dans le centre historique de Lisbonne, à côté de la place du Rossio qui fut deux fois victime de grandes catastrophes. La première lors du tremblement de terre de 1755, et la seconde en 1954, lorsqu’un énorme incendie détruisit l’église, sa décoration de bois sculpté doré et plusieurs peintures. Autre résilience d’une ville aux multiples cicatrices.

Anaïs Lelièvre, Fondements (détail), porcelaine ou faïence blanche, encre noire, 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Les colonnes ou piliers qu’Anaïs Lelièvre présente sont en porcelaines détrempées d’eau et d’encre. Leurs irrégularités, creux ou failles, dus aux accidents de matière lors du moulage ont ainsi fait réagir l’encre pour former des dessins presque géologiques. « Cet ensemble a aussi ses sources dans une carotte (découpe du sol pour l’étude de sa composition et de ses processus de formation), partiellement géométrique, partiellement dégradée, trouvée dans une grotte préhistorique à proximité de la résidence ; ainsi que dans la vue d’avion des agencements urbains de Lisbonne, bâtie dans un environnement montagneux et anciennement volcanique. La disposition de ces pièces pourrait aussi être la recherche d’une écriture dans et de l’espace, et les piliers apparaître désormais comme des fragments de lettres, stratifiées et brisées, trouvant leurs fondements dans une expérience déchirante et constitutive de la matérialité. Ces restes de lettres peuvent être réactivés, agencés diversement comme des modules architecturaux syntaxiques, dans ce désir global de recherche de mots et de traduction d’un langage mis à mal par ce qui l’excède. »

Autre sorte de vestige, la première pièce produite, en faïence, d’un blanc cassé, a été in fine trempée dans l’encre noire pure rendant inidentifiable sa matière originelle. On pense à de la cendre, du charbon ou encore de la lave noire, des œuvres que continue d’habiter le souvenir du Terramoto.

Le rapport au temps, gestes d’inscription

Anaïs Lelièvre, Terramoto, porcelaine blanche, encre noire, 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Telles des feuilles écrites ou des parties de murs se soulevant, marqués d’histoire, ses bas-reliefs muraux en céramique présentent dans la partie supérieure une série de bâtons de tailles diverses et régulièrement alignés, sorte de mystérieux alphabet d’une langue qui aurait disparu, ou encore d’un codage – tel que le morse ou l’écriture braille – en partie effacé et indéchiffrable. Déclinant toujours une variation de traits mais en tous sens, la partie inférieure des reliefs semblent se dégrader, se désagréger ou redevenir une texture pétrifiée ou mouvante, aux multiples évocations.
Anaïs Lelièvre transcrit ici son rapport au temps. Elle cite l’artiste polonais Roman Opalka (1931-2011) qui a, entre-autre, consacré une partie de sa vie à la peinture d’une série de chiffres qui visait l’infini, sa mise en nombres du temps et de la mort. En 1965, Roman Opalka trace, au pinceau et à la peinture blanche sur une toile noire, le chiffre 1. Il amorce alors un décompte qui ne s’arrêtera que le 6 août de l’année 2011, le jour même de sa mort. Ce dernier nombre, 5607249, sera son « infini » fini, le terme de la promenade, et la fin du parcours, donnant ainsi quelque chose de mesurable à la mort. Chez Anaïs Lelièvre ses signes sont-ils des alphabets ou des chiffres ? Commenceraient-ils ou finiraient-ils en 1755 ? Le trouble reste en suspens…

Une évocation de texte

Anaïs Lelièvre, Terramotos (fragments), porcelaines blanches, encre noire, 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Les traits qui composent la texture de ces céramiques et qui deviennent évocation de texte, sont issus d’un processus d’abstraction à partir de la minutieuse transcription de la matière de pierres trouvées à la grotte de Rio Seco, un lieu mystérieux proche de la résidence d’artistes que peu de lisboètes connaissent, une faille apparente qui n’est en fait pas liée au tremblement de terre mais une carrière dont les extractions de calcaire ont servi à construire notamment le Palais National de Ajuda (dont la réalisation intégrale des plans du palais fut abandonnée au XIXème siècle, et donc avec une aile ouest toujours inachevée).
C’est cette béance constructive, ‘bienveillante’, qui a attiré l’attention de l’artiste. L’une des premières céramiques, prolongée par la gravure à l’eau-forte, compose ainsi une forme de demeure trouée en son centre, révélant un fond obscur et matiériste (grès noir) sous les façades blanches (porcelaine). A partir de cette cavité centrale, la gravure, creusée sur une plaque de métal – donc de minéral –, s’est construite « dans l’affirmation d’un processus en cours, entre esquisse, recherche et insistance rythmique de la ligne, entre composition d’écriture (histoire) et délitement des formes. Le haut est la naissance d’une écriture, qui devient architecture, se renversant vers le bas en une zone plus chaotique, où des mots se densifient.
Ces mots puisent dans les lectures sur le terramoto, dans une forme d’écriture automatique en résonnance, puisant dans l’imaginaire qu’il déclenche. Certaines notes sont tronquées, lacunaires, raturées, prises dans la matière graphique ; certaines lettres apparaissent inversées (par référence au processus en miroir de la gravure, et d’autres lettres ont été gravées en inversé pour paraître dans le bon sens). C’est la suggestion d’une secousse du langage, et d’une énigme, de sens autres à déchiffrer. La maison du langage. Sa structuration (moulée, normée) et les fragilités de sa matérialité même », précise Anaïs Lelièvre, en parlant en particulier de cette gravure, mais en écho à l’ensemble de ces nouvelles œuvres où chaque strate est la lettre obscure d’une histoire à déchiffrer.

Inspiration minérale, loin/près et grand/petit

Anaïs LelièvreTerramoto 3, grès noir, porcelaine blanche, 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Les sculptures-Maisons d’Anaïs Lelièvre émergent ou disparaissent d’une texture d’inspiration minérale : les roches de calcaire et de tuf basaltique, prélevées dans la grotte de Rio Seco, présentent des agglomérats stratifiés de bris de coquilles pour l’un ou de résidus volcaniques pour l’autre. Le séisme, destructeur, est aussi révélateur des strates géologiques à partir desquelles la ville s’est construite. Aussi, ces colonnes ou carottes de porcelaines encrées, peuvent être présentées debout, ou allongées comme l’évocation d’une chute, mais alors ces allégories (de la demeure) retrouvent un positionnement normal sur le sol. Cette ambigüité s’inscrit dans un contexte de soulèvement, de renversement, celui du séisme qui creuse l’horizontal du sol et met à terre les bâtisses élevées.

Anaïs Lelièvreexposition Terramoto, salle 2, avec intervention sur sol (bâche imprimée), 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Le sol de la seconde salle d’exposition, qui est initialement la pièce d’une maison, est recouvert d’une impression générée à partir de la photographie d’un détail texturé de la première céramique, de petit format. Cette image est numériquement rétrécie et progressivement agrandie, multipliée et agencée en strates. Au-delà d’une image géologique, ce motif renvoie à un temps stratifié, qui vient creuser le sol de la pièce et dérouter la marche des visiteurs. Nous l’avons vu, Anaïs Lelièvre apprécie brouiller les cartes et ce sol est aussi comme une carte urbanistique ou une vue d’avion, qui lui permet de troubler les rapports loin/près et grand/petit.

“Un cri infini qui passait à travers l’univers”. Edvard Munch

Anaïs LelièvreFondements (détail d’une colonne), 2022, La Junqueira, Photo Anaïs Lelièvre

Les maisons coulées dans l’encre de chine ont une de leurs façades éventrées. Les béances de ces sculptures, révélant une forme de grande brutalité, ont une fascinante dimension expressionniste. On pense à une bouche et au cri assourdissant de l’artiste norvégien Edvard Munch (1863-1944). Contrairement à l’idée reçue, le cri ne vient pas du personnage mais de la nature. Le personnage central apparaît effrayé et se couvre les oreilles pour estomper ce cri. Le coucher de soleil d’un rouge flamboyant était vraisemblablement provoqué par les cendres émises lors de l’éruption du volcan indonésien Krakatoa dont la violente éruption aurait provoqué des secousses sismiques parcourant le globe avec un bruit puissant et aurait rejeté dans l’atmosphère des millions de particules de cendres volcaniques s’éparpillant notamment jusqu’en Norvège.

Des T erra mot o en perspective ?

Autant d’irruptions potentielles dans le chapelet des drames qui secouent la planète. Autant de cendres qui viennent couvrir des certitudes et/ou des ignorances toujours remises en cause. Pourrions-nous faire le lien jusqu’à notre civilisation scientiste qui malgré des alertes multiples ne semble toujours pas agir pour anticiper l’urgence climatique ?

Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro, (texte écrit le 30 avril 2022, dans le catalogue à paraitre)

[1] Ana Cristina Araùjo, « La mémoire tragique du désastre de Lisbonne de 1755« , in Régis Bertrand, Anne Carol, Jean-Noël Pelen (dir.), Les narrations de la mort, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2005.

Pour suivre Anaïs Lelièvre

Le site Anaïs Lelièvre

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