40 après sa mort, le mythe Glenn Gould à l’état gazeux
L’ héritage d’un artiste « discographe »
Celui qui fut le premier pianiste des temps modernes par sa puissance médiatique considérait le disque – l’enregistrement et son mixage– comme un art à part entière. Glenn Gould aurait apprécié que son héritage d’artiste « discographe » bénéficie sans cesse des toutes dernières technologies pour prolonger sa quête de perfection sonore, selon lui impossible en présence du public.
Quand il prit la décision radicale le 10 avril 1964 à 32 ans au fait de sa gloire de ne plus remonter sur scène – pour se consacrer uniquement à élaborer une véritable esthétique de l’enregistrement, il prédisait la mort du concert « comme institution sociale. D’ici un siècle, le concert tel que nous le connaissons n’existera plus, le média électronique l’aura supplanté ». Si sa prédiction ne s’est pas (encore) réalisée, elle confirme sa volonté d’être un artiste diffusé par tous les moyens techniques à sa disposition. Isolé dans son studio personnel.
J’adore la clarté, la netteté de texture qu’on obtient lorsque le toucher prédominant est détaché. GG
J’adore l’enregistrement parce que si quelque chose d’exceptionnellement beau survient, on sait que ça va rester ;
et si ce n’est pas le cas, on vous donne une autre chance de parvenir à l’idéal. GG
Cet isolement conforte sa personnalité phobique de la foule et projeté vers le futur. « Empêcher l’usure du temps, conjurer l’éphémère de la scène (ce côté vivant, c’est-à-dire mortel, du direct), Gould visait cela, muré dans son studio, souligne Michel Schneider dans son très remarquable Glenn Gould piano solo (Folio Gallimard, 1994) pour ciseler « ce son qui EST, et qu’aucun adjectif ne saurait qualifier. »
40 ans après sa disparition, la gouldmania s’estompe, on fait le tri entre l’excentricité, les provocations et l’ivresse d’enregistrements toujours explosifs.
https://youtu.be/vXaUlnBxOoI
Un jalon de l’histoire de la reproduction sonore
Le succès phénoménal de ses Variations Goldberg en 1955 correspond côté enregistrement à l’adoption des bandes magnétiques trois pistes, puis quatre, puis huit (qui lui permettait de faire d’interminables ‘deuxièmes prises’ et des montages à la notes près) et côté diffusion au triomphe du microsillon stéréo… En 1981, il s’enthousiasme pour l’enregistrement numérique qu’il réserve pour une nouvelle version des Variations Goldberg… qui sortiront en septembre 1982, quatre semaines avant sa mort.
La boucle est boucle, le prodige peut tirer sa référence !
Le mythe et la gouldmania se précipitent…
Les séances d’enregistrements ont été heureusement intégralement immortalisée par la caméra de Bruno Monsaingeon, inlassable passeur et apôtre d’une mythologie gouldienne. Elles feront aussi l’objet des premiers CD, Laserdisc, et dvd édités dès 1984…
Septembre 2015, Gould Remastered, l’intégrale des cd est remasterisés selon les technologies les plus en pointe (DSD, SACD sans aucune perte, en 24 bits/96 kHz), est le fruit d’un travail de restauration de trois années. Elle clôt aussi sous sa forme d’un coffret massif, une étape historique de la musique matérialisée.
Place à la dématérialisation ! Gould et ses Goldberg trouve directement face à ses concurrents à la merci des algorithmes sur les sites en streaming comme Qobuz ou Deezer…. Qu’en aurait fait le prodige fou de techniques, à part d’en jouer de sa mordante ironie ?
Inlassable perfectionniste pour une recréation à part entière
Tout ce qui touchait à l’enregistrement le concernait : des marteaux du piano Steinway qu’il faisait limer pour qu’ils soient au plus près des cordes … à la place des micros, des enjeux technologiques aux subtilités du mixage… pour réaliser sa vision musicale de façon non seulement pianistique, mais aussi électro-acoustique, « abandonnant toute illusion d’une perspective traditionnelle de salle de concert, et plaçant les auditeurs plutôt au sein de son concert » rappelle Andréas K Mayer, producteur responsable du projet de cette remasterisation qui a duré trois ans.
Le son y gagne une clarté plus précise, pénétrante à la manière d’un Vermeer captant la fraicheur de sa Jeune fille à la perle, assurant une présence toujours plus émouvante du corps de l’artiste – lui qui cherchait pourtant à se soustraire du monde – avec le jeu de sa main gauche, le travail au corps de l’instrument, les mains au plus près de la tête, enfin ses chantonnements sourds et les grincements de la chaise.
Bach qui cache une forêt de plus de 80 cd
Si dans son legs discographique, Bach tient bien sûr la place centrale, Gould s’en est échappé souvent pour flirter avec les anciens Orlando Gibbons, Mozart, Haydn, Beethoven, Brahms … mais aussi les modernes, Schoenberg, Scriabine, et Hindemith, laissant aussi de belles surprises Bizet et ses rares « Variations chromatiques » ou « Siegfried-Idyll » de Wagner, … Peu de Brahms, Schumann, et pas du tout de Schubert ou de Chopin qu’il ‘exécute’ avec provocation : « La musique de cette époque est plein e de gestes théâtraux creux, pleine d’exhibitionnisme, elle a une dimension mondaine et hédoniste qui me fait tout simplement fuir. »
Interpréter c’est recomposer
Tous – compositeurs, chefs ou partenaires – ont été bousculés ou nourris par ses partis pris aigus parfois cruels voir méprisants (l’Appassionata, de Beethoven, qu’il juge « narcissiquement pompeuse et belliqueuse » ou encore « Mozart est mort trop tard »)… Il a réussi la gageure de faire revivre Bach et de lui survivre. Le reproche d’entendre trop Gould puis après les compositeurs est fondé notamment par ses libertés sur les partitions. Avec de surcroît une vision – et une histoire personnelle de la musique – trop iconoclaste ou réductrice.
La pérennité d’un interprète se construit avec une légende, des intuitions fulgurantes et une œuvre.
Le sens de l’énigme de la musique
Sans complexe, avec un humour ravageur, Gould revendiquait ses « vérités » d’interprète, de révélateur de formes, et … de faire confiance à l’auditeur .
« Il nous apprend à lire les lignes et à lire entre les lignes. » souligne André Tubeuf en parlant de « l’effet Gould », dans son L’offrande musicale (Robert Laffont, 2007). C’est, au sens propre, l’intelligence. Gould ne se présente en rien, au piano, comme un intellectuel, mais comme un artisan, dont c’est le métier, et la mission, de faire appel à notre intelligence. Les disques de Gould ont fait de la lecture du contrepoint le plus nouveau, le plus populaire, les plus palpitants des romans musicaux. »
Schneider va plus loin : « Ses interprétations ont la consistance énigmatique des fictions. Quand il joue, il garde toujours le sens de l’énigme de la musique. (…) Ce qui attire irrésistiblement dans la plupart des interprétations de Gould, c’est la certitude qu’éprouve l’auditeurs de se retrouver conduit en un lieu de première fois, d’assister à la naissance d’une œuvre. » Ce que nous délivre Gould sont des méditations dopées au paradoxe du mentir-vrai de l’interprète, mensonge foncièrement artiste, mensonge comme unique façon de faire voir, de réfléchir la vérité. L’air ente les notes est sous ses doigts ce qui lui sert à les lier. Faisant oublier la froideur de son instrument.
Une icône du XXe avec Elvis, Karajan et la Callas
Du roman, il y en a aussi dans la vie de ce personnage jamais avare d’innovations – des expériences radiophoniques aux documentaires de Bruno Monsaingeon – et d’excentricités – de la chaise pliante aux mitaines, – dont il savait qu’elles construisaient une image radicale de l’interprète star, façonnée par les couvertures de disques – et de magazines.
Avec une conséquence paradoxale, sa puissance visionnaire est créée une sorte d’autocensure du milieu musical. Entre 1960 et 2000, les pianistes se sont privés de jouer Bach parce que pour le Bach selon Glenn Gould semblait indépassable.
Depuis, avec notamment le retour du clavecin, de nouvelles générations s’en sont affranchies : d’Alexandre Tharaud à Lang Lang… Les versions se multiplient, son influence reste-t-elle puissante ? Les musiciens interrogés par Diapason (en juin 22) le souffle dont David Fray qui a enregistré les Variations Goldberg en 2021 : « Le Bach de Gould est parfois un peu en noir et blanc, si j’ose dire, et possède une espèce de mécanique un peu impitoyable qui chez lui – c’est là où il est génial – devient expressive. »
D’autres comme Lionel Esparza tranche que des conceptions du musiciens, il ne reste « rien ». Vraiment ?
L’imaginaire autour de cette véritable icône du XXème siècle comme Callas et Karajan reste vivace.
Cette fascination s’appuie sur d’autres ressorts que les notes, le mystère de la fulgurance du génie. Tenter de s’en approcher est une autre histoire que la pièce Glenn, naissance d’un prodige, de et mise en scène par Ivan Calbérac (Petit Montparnasse) commence à peine défricher.
#Olivier Olgan
A écouter :
- Glenn Gould remastered : 1 coffret de 81 CD (78 disques d’enregistrements, 3 cd d’interviews) et un livre de 416 pages, Sony Classical 170 €
- Variations Glenn Gould, 8 émissions par Lionel Esparza sur France Musique.
A voir :
- Glenn Gould The Alchemist, de Bruno Monsaingeon. EMI (1 DVD). 1974.
- Glenn Gould on Television The Complete CBC Broadcasts 1954-1977. Sony Classical (10 DVD). 2011.
- Glenn Gould Plays Bach, de Bruno Monsaingeon. Sony Classical (3 DVD). 2012.
- Glenn Gould, Au-delà du temps, de Bruno Monsaingeon. Idéale Audience (1 DVD). 2005.
A lire :
- Glenn Gould, Elie During et Alain Bublex, Philharmonie de Paris, coll. Supersoniques, 2021, 64 p.
- Glenn Gould, Contrepoint à la ligne et autres écrits – Traduction et édition établies par Bruno Monsaingeon (Robert Laffont “Bouquins”, 2019, 960 p.)
- Glenn Gould , Entretiens avec Jonathan Cott (10/18, musiques & cie, 1984, 166 p.)
- Glenn Gould piano solo, de Michel Schneider, Gallimard, coll. Folio, 1988, 280 p.
- Kevin Bazzana, Glenn Gould – Le dernier puritain (Buchet-Chastel)