Culture
Partage d’un mélomane : John Ireland ou l’Angleterre bucolique ?
Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 3 juin 2021
[Partage d’un mélomane] Comment ne pas s’abandonner au paysage idyllique de Harrow Hill et du Sussex si méridional et anglais à la fois et ne pas rêver aux brumes désuètes en écoutant Legend de John Ireland ( – En croyant peut-être que derrière l’inachèvement relatif de l’œuvre se cache un drame sentimental qui finit par nous prendre dans les rets de son mystère…
Au commencement, un paysage bucolique et décalé…
« Legend » est un fragment de concerto pour piano qui ne s’appelle pas ainsi. Il n’aurait en effet pas connu son achèvement en trois parties selon la plus traditionnelle des architectures, mais aurait été plutôt considéré comme une pièce rhapsodique cohérente en l’état et baptisé selon une image imprimée dans l’imaginaire du compositeur lors d’une promenade bucolique mêlée de personnages curieux. Pourtant, l’histoire éditoriale rapporte que John Ireland, encouragé par le succès de son premier concerto pour piano, s’était lancé dans une seconde composition, avec, et là c’est important, la même idée d’en confier la création à la pianiste qui l’émouvait tant.
Académiquement parlant, John Ireland propose avec ce mouvement ample et coloré une peinture élégante et imprégnée de vibrations mélancoliques tout autant paysagères que sentimentales, c’est la racine même d’un concerto. Quitte à risquer l’oxymore, c’est un fragment complet, dense, évocateur, la musique n’est pas inachevée, bien au contraire. A l’écoute, Legend est le miroir complexe que le temps renvoie d’une œuvre plus achevée, formellement ; antérieure de trois années seulement, son premier concerto pour piano.
John Ireland le compose au tout début de l’année 1930, c’est un élégant concerto, en mi bémol mineur, c’est-à-dire une tonalité infiniment romantique, mais d’un romantisme résolument vingtiémiste diront les exégètes. C’est, selon la vision la plus partagée, une peinture raffinée et courtoise du Sussex, une ample ouverture du regard sur une nature généreuse et distinguée dont on épouse la paix dès la première écoute. Et pourtant. Dès le début du second mouvement, les vibrations évocatrices laissent place à un texte musical à l’élan narratif complexe et un quasi-silence dresse un écran de temps dont les notes solitaires du piano ne brisent pas le mystère.
… mais au fond, un amour immense et légendaire
Il y a dans cette formulation inquiète et ombreuse une dédicace attentive à Helen Perkin, pianiste infiniment jeune, lumineuse et indépendante, interprète sublime mais éloignée ou éloignante, une pianiste qui, comme beaucoup, restera dès lors la muse distante et non la prodigieuse musicienne donnant vie aux élans de l’aimant. Helen Perkin a disparu de nos esprits dans son mariage et de nos regards en Australie ; John Ireland, lui, est resté, et a supprimé du titre de l’œuvre la dédicace amoureuse à l’interprète aimée. Et notre bonheur s’emplit de son désarroi pour ainsi dire tant les cambrures mélodiques sont évocatrices et nourricières.
Le deuxième mouvement du premier concerto a la particularité de fondre son enchaînement au troisième, au point de ne laisser paraître qu’un unique mouvement. Une inflexion de force et de dynamique en marque un peu le passage comme à travers un corridor fugace et éblouissant, mais la ligne initiale, en quête d’échos instrumentaux, reste épurée comme un attachement qui cherche sa tendresse.
Et là, on ne peut qu’imaginer une liberté d’interprétation, on ne peut que croire à l’immense réponse que pouvait apporter la pianiste invoquée. Le regard élégiaque du compositeur avance ou offre d’infinies nuances que le qualificatif de romantiques enfermerait par trop. Non, tout est sentimental, la puissance des sentiments a recours à une palette riche et anglaise, la rareté d’une œuvre aussi maitrisée et fragile à la fois tant elle marque l’inquiétude du sentiment amoureux la rend touchante et essentielle. Il eût été magique d’entendre Helen Perkin donner sous ses mains un sens à l’incertitude.
Après la publication de Legend, Ireland efface la dédicace mais il nous laisse l’évidence de tout son génie à concevoir un opus unique, homogène mais dédoublé au fond entre une première œuvre, un concerto achevé, et une seconde, un mouvement unique. Au risque d’être contredit par la musicologie, il est possible d’entendre de façon filante le Concerto puis Legend, le premier constituant alors deux premiers mouvements et Legend le troisième et dernier. Et l’on entend alors un concerto pour le piano d’Helen Perkin comme les doigts tendus du compositeur vers son interprète qui ne les prend pas.
Alors, une légende ?
Alors, quelle légende écouter ? Les Bucoliques de Virgile nous offraient, au-delà d’un regard sur la terre, une véritable plongée dans les fragilités de l’homme, la campagne de John Ireland est de ces inspirations-là : les fêlures que sa musique nous laisse pressentir quand notre imaginaire s’affranchit de l’explication communément admise nous semblent marier l’espérance amoureuse et le dépit mélancolique mais sublimé. Ireland joue avec l’équilibre précaire d’un sentiment dont la fécondité non partagée enchaîne au doute.
Il est tentant d’emprunter à ce stade une passerelle étroite qui conduit en Suède et nous fait rencontrer un contemporain absolu de John Ireland : Adolf Wiklund, né lui aussi en 1879. Le deuxième mouvement de son premier concerto pour piano opère la même magie et serre la gorge dans une inquiétude dont on pressent que ce sont de douloureuses questions qui étaient à l’œuvre dans l’âme du compositeur…
En savoir plus sur John Ireland
A propos de John Ireland
En quelques mots, John Nicholson Ireland est né en Angleterre le 13 août 1979 de descendance écossaise. Compositeur et enseignant, il s’impose au début du vingtième siècle avec des œuvres de musique de chambre et de chant, on lui reconnaît des influences de Brahms, Debussy ou encore Bartok. Il reste surtout très anglais dans le sens plein et substantiel, il parcourt les formes musicales et instrumentales de son architecture propre et, lorsqu’il meurt le 12 juin 1962, il laisse à la postérité un catalogue imposant et éclectique comprenant même une musique de film.
Les deux œuvres évoquées ici, le Concerto en mi bémol mineur et Legend sont proposées ensemble notamment par Chandos (avec également Mai Dun, Rhapsodie paysagère d’une puissance évocatrice historique et topologique) dans une interprétation forte et homogène d’Eric Parkin avec le London Symphony Orchestra dirigé par Bryden Thomson, ainsi que par Naxos cette fois avec John Lenehan au piano, l’orchestre Royal philarmonique de Liverpool sous la direction de John Wilson.
Cependant, John Ireland reste un compositeur que l’on entend rarement, alors qu’il existe un nombre important d’enregistrements thématiques (musique anglaise par exemple) ou de genre (musique chorale par exemple).
Discographie sélective
- John Ireland, Piano Works, John Lenehan, Naxos, novembre 1997.
- Ireland & Delius, Piano Concertos, Piers Lane, Ulster Orchestra, David Lloys Jones, Hyperion records, Janvier 2006.
- John Ireland, Church Music, Lincoln, Cathedral Choir, Charles Harrison, Aric Prentice, Naxos, décembre 2012.
- Finzi, Bax & Ireland, Choral Music, Westiminster Abbey Choir, James O’Donnell, Hyperion records, Janvier 2017.
Adolf Wiklund :
- Concertos pour piano et orchestre n°1 op.10 et n°2, op.17, Poème symphonique « Nuit d’été et Lever de soleil » op.19 : Ingemar Edgren (piano n°1) – Greta Erikson (piano n°2) et le Göteborg Symphony Orchestra, Stig Westerberg (piano n°2) et Jorma Panula (piano N°1 & poème symphonique.) à la direction d’orchestres) : Caprice Records, 1988.
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