Il était une fois le Western italien, 10 000 façons de mourir, d’Alex Cox (Carlotta)
Le « Western italien » fut une révolution dans les années 60 : révolution dans le genre, plus réaliste que les westerns américains, subversion politique aussi, et ironie lyrique à la clé. Un sacré reflet d’années toniques, que raconte le cinéaste britannique Alex Cox dans un livre somme aussi informé que passionné : 10 000 façons de mourir… C’est tout dire !
Vous avez dit « spaghetti » ?!
Un jour que des journalistes américains lui ressortaient la formule consacrée de « western spaghetti », Sergio Leone, le maître du genre, s’exclama, furibard : « Spaghetti, spaghetti ! Est-ce qu’on vous parle de Péplums-Hamburgers ?! ». La boutade contient plus d’une vérité. Sur la révolte insurrectionnelle et sur la vérité historique, entre autres. Ledit « western spaghetti » fut certes italien dans l’esthétique et le bricolage, mais plus américain que les westerns US, qui d’ailleurs changèrent après ce coup d’opéra en plein canyon.
Un gain de réalisme
Ce qu’on n’imagine pas tandis que nous transporte la musique formidablement lyrique d’Ennio Morricone, c’est que le western italien a constitué une grande étape de réalisme, régénérant le genre par une mine d’informations historiques, une manie du détail précis, et un rendu moral violemment véridique.
Les fameux manteaux longs de peaux qui avancent dans la poussière vers le lieu du massacre familial d’Il était une fois dans l’Ouest, étaient les authentiques vêtures des vachers nommés « cow-boys ». Sergio Leone en a retrouvé les modèles dans les archives de la Bibliothèque de Congrès à Washington, qu’il a fouillées tant et plus au cours de fréquents allers-retours outre-Atlantique.
De même les colts : les héros ont beau faire des prouesses impossibles avec, du genre abattre en duel cinq fines gâchettes à soi tout seul, les flingues sont d’une exactitude de bouton de guêtre, pas la moindre erreur de modèle ni de millésime par rapport à tel train en construction à même époque, ou tel pantalon mexicain porté par « Cheyenne » par exemple, grand rôle de Jason Robards avec Charles Bronson et Henry Fonda dans le fameux Il était une fois…
Un terrible réalisme moral sur la Conquête de l’Ouest
Autre niveau de réalisme : le climat moral de cette époque fondatrice jusqu’alors présentée comme glorieuse. Sans doute un Américain ne pouvait-il briser la légende et montrer à quel point fut violente cette « naissance d’une nation » que devinrent les Etats-Unis, pour reprendre le fier titre d’un pionnier du cinéma américain, D. W. Griffith. Mikaël Cimino du reste ne s’est pas relevé d’avoir emboîté le pas, il fut banni d’Hollywood et de tournage pour avoir montré, dans Les Portes du Paradis, que celles-ci avaient été la lutte des classes à l’état « pur », c’est-à-dire sans foi ni loi, où les gros déjà installés avaient pour milices les fameux cow-boys chargés de repousser, chasser et liquider les nouveaux émigrants qui croyaient cette terre promise à tous sur la piste de l’Orégon.
Les deux Sergio incontournables
Les westerns des deux Sergio qui ont dominé le genre italien, Leone et Corbucci, ont choqué par la violence interindividuelle et de meute qui fait la loi tant que la Loi ne tempère pas l’âpreté des pulsions humaines livrées à elles-mêmes. Les Hors-la-loi qui ont fait briller nos yeux d’adolescents étaient prêts à tout et payés pour cela ; et le « il était une fois » est tout sauf un conte dans Il était une fois dans l’Ouest, dont toute la trame consiste, de la part de la victime enfant devenue « Harmonica » incarné par Bronson, à faire remonter dans la mémoire du salaud la traumatisante cruauté qu’il commit autrefois sans s’en rendre compte, comme tout salaud. En ce sens d’ailleurs, ce western peut se voir comme une psychanalyse en plein soleil du traumatisme du côté de qui l’a causé et non plus seulement du point de vue de qui l’a subi. Sergio Leone était conscient de miser là, sous couvert de western décalé, l’éternelle question de savoir si « la poésie est possible après Auschwitz ».
Un inoubliable tourniquet de portraits et d’acteurs
Justement, la scène de duel final où le salaud va enfin se souvenir de la vicieuse torture qu’il avait infligée à celui qui vient le poursuivre de sa lancinante mélopée d’harmonica, donne lieu à un duo qui symbolise cette autre dimension de ce que le « spaghetti » a ajouté à l’histoire cinématographique du western, à savoir les partitions d’acteurs. Les yeux félins de Bronson qui le scrutent sont comme les autres regards face au soleil de Clint Eastwood, découvert par les Italiens, et tendraient à prouver que la cruauté comme le soleil se peuvent difficilement regarder en face.
Face à lui, les yeux bleus de Henry Fonda cherchent le meilleur emplacement pour n’être pas aveuglé, et ce faisant on a droit à un ballet de pas, sur la piste de terre brûlante, dont tous les acteurs du monde ont dit qu’ils l’ont étudié de près : Fonda, en tenue noire, fait douze, puis quatre pas, lentement, latéralement, combinant raideur et souplesse d’incroyable manière… Fascinant.
Une « exacte froideur » ?
Il faut dire aussi que jamais les westerns ne furent à ce point économes de mots, et cela avait frappé le public des années 60 et créa un style de jeu : les silences entre les phrases donnaient à celles-ci un écho de sentence et aux regards leur pouvoir révélateur. C’est ce que l’on pourrait appeler « l’exacte froideur ». Mâtinée d’ironie qui plus est, à partir de phrases élémentaires qui sont tout à fait plausibles et réalistes dans la bouche de cow-boys. « Quand je ne comprends pas, c’est que je ne veux pas comprendre », prévient Eastwood dans Pour une poignée de dollars. Mais il résume aussi la lutte des classes résumée à une lutte de propriétaires à l’époque lorsque débarquant dans le village il constate : « Si je comprends bien, il y a les Rodos d’un côté, les Baxter de l’autre… et moi au milieu ».
Des travaux pratiques de machiavélisme
De là qu’en connaissance de cause sociale et morale ces westerns ont offert une très concrète initiation à l’intelligence stratégique qui nous est nécessaire, à tous vu les rapports de forces auxquels nous contraint la société. C’est du Machiavel bien compris. Le clou à cet égard est Le bon, la Brute et le Truand, qui se termine non plus par le classique duel mais par un « triel » puisque chacun des trois protagonistes détient une des informations nécessaires pour trouver le magot planqué dans une des tombes du vaste cimetière circulaire (devenu depuis lieu de pèlerinage sur le site espagnol…).
Le premier qui élimine l’autre se retrouve à la merci du troisième qui a su préserver son barillet, d’où analyse psychologique préliminaire (« scrutez-vous les uns les autres », a-t-on envie de dire), mais aussi raisonnement tactique car : qui des deux autres dois-je momentanément préserver pour avoir son information, bref : quel adversaire me choisir ? Parfait cas d’école pour une campagne présidentielle, comme on voit….
Le tout porté par une truculence qui rehausse le réalisme d’improbabilités suprêmement ironiques et lyriques à la fois : une botte descend lentement d’une fenêtre de train, à l’intérieur un des sbires furibards qui cherche le fuyard s’étonne de cette botte, qui lui envoie un pruneau définitif commandité par Cheyenne qui, suspendu au toit du wagon, a glissé son colt et le bras dans la botte… On est ravi de l’improbable tant la ruse est burlesque !
Toute l’aventure de cette révolution cinématographique
Il y a aussi passionnant que ces intrigues : c’est l’histoire de la naissance de ces films qui ont offert pareil alliage du subtil et du spectaculaire à tout public. Cette histoire nous est plus que restituée, elle est racontée, vivifiée et détaillée avec une foule d’informations sur les tournages, les ruses et tours de passe-passe des producteurs en marge de Cinecitta, les sous-entendus politiques propres aux années rebelles des sixties puis des seventies, dans une somme qui fera date, écrite par un Anglais dingue de cinéma, Alex Cox qui, jeune étudiant, a découvert les premiers westerns de Sergio Leone à l’affiche des cinémas parisiens et qui, depuis, n’en est plus sorti que pour enquêter, interviewer, filmer, fouiller, tout voir et revoir.
Gageons que cet ouvrage aura les suffrages unanimes, comme le précédent, The Big Goodbye, Chinatown et les dernières années d’Hollywood, publié par ces mêmes excellentes éditions Carlotta (lire dans Singular’s) et qui depuis s’est vu décerner, par le Syndicat français de la critique de cinéma, le Prix du Meilleur ouvrage étranger sur le cinéma 2021.
Les cinq westerns coup de cœur de Jean-Philippe Domecq
- Pour une poignée de dollars, de Sergio Leone, 1964
- et, du même, Il était une fois dans l’Ouest, 1968
- Règlements de comptes à OK Corral, de John Sturges, 1957
- Valdez, de Edwin Sherin, 1971
- L’homme des vallées perdues, de George Stevens, 1953
A voir et revoir :
Simultanément, édition Master Restauré Haute Définition en DVD et Blu-Ray de :
- El Chuncho, de Damiano Damiani
- Django, de Sergio Corbucci, dont Tarentino tirera plus tard le remake que l’on sait, faisant du Noir le héros central, avec retour de vengeance délicieusement sanglant à l’encontre des esclavagistes propriétaires terriens.