Exposition Quand je n'aurai plus de feuille, j'écrirai sur le blanc de l'œil [Villa du Parc, Annemasse]
ouvert du mardi au dimanche de 14h à 18h30 et sur rendez-vous
Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil, avec ce magnifique titre, l’exposition collective de Villa du Parc jusqu’au 7 mai crée un écho fertile par la puissance poétique de trois artistes marocains Sara Ouhaddou, M’Barek Bouhchichi et Abdessamad El Montassir. Les œuvres rapprochées par la commissaire Gabrielle Camuset recourent à des pratiques artisanales ou ancestrales pour refuser l’oubli de l’histoire et interroger poétiquement les traces de mémoire et le champs d’un patrimoine immatériel qui doit rester mouvant.
Gratter la surface de l’ornement ou du monument
Ancrées dans une terre âpre, bousculant une histoire par l’intégration d’archives manquantes, de traces fugitives ou d’une oralité écartée, les pratiques des trois artistes marocains, réunies par la commissaire Gabrielle Camuset – en partenariat avec Le Cube de Rabat – interrogent ce qui constitue le fondement et le champ d’un ‘patrimoine immatériel’ d’un territoire, d’un pays ou d’une communauté.
Si les contextes géographiques et temporelles, ou les médiums utilisés – le film pour Abdessamad El Montassir, la broderie ou la sérigraphie pour Sara Ouhaddou, la terre cuite pour M’Barek Bouhchichi – les distinguent, la volonté de puiser et de restituer des savoirs, des expressions ou des techniques ancestrales les rapprochent pour emporter le visiteur dans les « interstices » d’une histoire en train de s’effacer ou d’être réécrite.
Des générateurs d’histoires pour décentrer de la vision
L’ambition de l’exposition n’est pas seulement de mettre en lumière les correspondances d’ esthétiques suspendues dans le temps, mais bien – et c’est fascinant – de mettre en lumière selon la commissaire Gabrielle Camuset « des narrations fondamentales mais inconsidérées » qui circulent entre ces œuvres « pour réenchanter les pouvoirs émancipateurs dans nos sociétés contemporaines », pour dessiner une cartographie de vies invisibles selon le mot de Françoise Vergès.Pour « décoloniser les esprits et les corps » comme l’écrit Marc Pottier au sujet de M’Barek Bouhchichi pour Singulars, il ne s’agit pas seulement de rompre avec les imaginaires installés, mais de libérer des récits, parfois enfouis – l’existence d’une ségrégation des noirs au Maroc –, oubliés – la connaissance des formes de vie dans le désert, sinon réactualisés – les signes brodés inspirés de cosmogonies – pour mieux nous alerter de réalités et trajectoires alternatives.
Le désert comme une cartographie de vies invisibles
Premier choc du parcours, le visiteur pénètre – disons plutôt plonge tant le dispositif est immersif – dans l’installation Al Amakine (Les lieux en français) d’Abdessamad El Montassir constitué d’écrans suspendus dans une pièce noire, habité d’un fond sonore extrait de poésies orales. Une fois les yeux habitués à l’éblouissement (comme celui du désert qui inonde les photographies de paysage, s’ouvre un labyrinthe d’images à parcourir, ponctués de quelques gros plans de plantes endémiques (indices d’un territoire géographique bien délimité). Quelle piste prendre ? Vers où ? Comment ne pas se perdre dans ce qui nous semble vide… Une partie des réponses est soufflée dans les poèmes scandés dans la bande son, elle aussi envoutante, mais aussi dans le film projeté dans la salle attenante. Comme une nuit n’est jamais noire, un désert regorge multiples de signes de vie et de sens.Résister au vide
Ce qui semble sans mémoire, dépouillé d’histoires, reste pourtant dans les yeux et les pensées suspendues des hérauts – gardiens anonymes d’un espace oublié – de Gald’Echaouf du film signé aussi d’Abdessamad El Montassir (1989).
Loin de tout et vivants dans une extrême frugalité, ils sont marqués par des traumatismes qui affectent leur existence depuis des décennies. Mais ils sont aussi riches d’un savoir unique, cette poésie des choses et du vivant transmises oralement par les anciens dans le Sahara au sud du Maroc. Sont-ils les derniers à capter toutes les dimensions vivantes du désert ? Face à la beauté des paysages, sans entrave, le spectateur ne peut qu’être ébloui par la force de l’œuvre de Abdessamad El Montassir (né en 1989) mais aussi par sa portée : humains à la parole confisquée et plantes deviennent ce que l’auteur désignent comme « les témoins muets des événements qui y prennent place. En tant qu’organismes vivants ayant développé différents facteurs de résistance vis-à-vis de stress et traumatismes vécus, la charge symbolique dont elles sont porteuses me paraît pertinente. » Face cette immatérialité de l’histoire, l’artiste sans archive que le vivant, avec la liberté de l’hypothèse et du découpage au sens propre et figuré, proposer une puissante métaphore de l’effacement d’un rapport à la nature pourtant vital qui nous échappe.
Pour aller plus loin : la remarquable analyse de Gabrielle Camuset et Alice Orefice, « Al Amakine, une cartographie des vies invisibles, Abdessamad El Montassir » antiAtlas des frontières, 2018
M’Barek Bouhchichi veut dévoiler l’histoire
A l’étage de la Villa du Parc, le regard est immédiatement capté la grande installation murale Cimetière de M’Barek Bouhchichi (nè 1975), constituée de petits rectangles de terres cuites émaillées, disposés selon un rythme calculé.Cette métaphore s’insurge de l’incroyable ségrégation persistante des Marocains noirs, cette communauté toujours méprisée, jusque dans la mort avec les cimetières séparés. « Cette question noire est autobiographique. Elle me permet de libérer une parole et de se mettre à l’exercice de dévoilement, de recherche, seul et avec les autres » insiste Bouhchichi auprès de Marc Pottier qui ajoute « son œuvre refuse le stéréotype traditionnellement associé aux noirs dans le sud marocain et révèle ainsi symboliquement les hiérarchies imposées dans le monde du travail ». A terre les émouvantes empreintes de Mains Noires (2015) complètent ce refus d’ignorer l’histoire : « la terre représente la vue nous sommes faits de terre et nous serons terre ; et la main est un outil pensant par excellence notamment pour les artisans. » explique la commissaire à la lecture de la feuille de salle.
« Agencer, reproduire, restaurer et finir par montrer le côté invisible d’un objet » La même ambition confiée à Marc Pottier éclaire l’ajustement de quatre Muqarnas (2022), éléments architecturaux en forme de nid d’abeille, traditionnels dans de nombreuses réalisations islamiques. Leur déclinaisons en divers matériaux montrent la sophistication de leur production – faisant appel à des artisans de haut vol – le parallèle entre architecture et corps renforce la reproduction de la dichotomie raciale.
Sur une table, une passionnante série de croquis au crayon des techniques choisies et empreintes de mains serrées dans la glaise ou l’argile montrent l’extrême préparation de l’artiste qui s’appuie sur « les savoirs et pratiques des artisans et des hommes de la terre dont les gestes se perpétuent dans la résilience des nouveaux procédés industriels, systématisés et sérialisés » précise la feuille de salle.
Sara Ouhaddou se projette avec les autres
Une immense structure de tissus et de tubes signée Sara Ouhaddou (1986) occupe l’essentiel d’une salle. Entre la tente mobile traditionnelle et le mausolée, à mi-chemin entre art contemporain et design, si l’œuvre est sans titre, « projet des autres » accolé signifie le recours à l’artisanat et les cultures traditionnelles dont elle puise les techniques pour des objet singuliersEn se rapprochant, et pénétrant le haut vent, le visiteur peut découvrir de nombreuses broderies, autant de signes collectés sur des tissages , des poteries, des tatouages qui tous évoquent de la femme dans des contextes sociétaux (fille, épouse, mère, veuve) pour dessiner une mystérieuse et fascinante cosmogonie. « La dimension universelle du symbolisme de l’art islamique me fascine. J’ai cependant toujours eu besoin de me questionner sur cette spiritualité. déclare Sara Ouhaddou, C’est sans doute lié au fait que je sois sensibilisée à une forme d’art réalisé à une époque où la spiritualité était très présente mais s’exerçait d’une autre manière. Je pense notamment à la poésie amazighe, expression de la cosmogonie des Berbères. Elle est fascinante en termes de création et d’imagination et troublante en termes de “clairvoyance”. »
Dans la pièce d’à côté, une œuvre pend tout l’espace. Wassalna lilo #2 qui signifie « on est arrivé là » une installation légère et mobile comme les sept pans de cotons colorés soigneusement tissés par Mohamed, un tisserand de Tanger. « L’artiste s’est conformée, précise la feuille de salle, aux codes couleurs traditionnels des tissages marocains. Ainsi les rayures rouges et bleues continueront à respectivement représenter les montagnes et la mer, mais dans un arrangement nouveau. Dans ce projet le blanc représente la ville de Tanger et son expansion qui vient grignoter les paysages environnants. Cet envahissement est pénible tant pour les habitants que pour l’artisan, qui a refusé de produire un dernier tissage totalement blanc, synonyme selon lui, de sa propre disparition. »Figuration et abstraction sont ainsi associées dans une composition de lumières et de couleurs brossant un imaginaire actif inscrit dans son temps. La signification devient sensation pour atteindre ce que Sara Ouhaddou appelle le « juste lieu, c’est-à-dire la synthèse entre l’affirmation des particularismes de la production et l’inscription symbolique dans nos sociétés globalisées. »
Pour aller plus loin : le site de Sara Ouhaddou
Le parcours, dense et parfaitement agencé permet au visiteur de donner corps et âme aux ‘Traces – Mémoires contre le Monument’ revendiquées par l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau (Guyane, traces-mémoires du Bagne) qui les désignent ainsi : « C’est un espace oublié par l’Histoire et par la Mémoire-une car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées et tend à les préserver. » Quoi de plus immatériel dans le champs du patrimoine toujours cerné par les vainqueurs.
CASABLANCAS ou les modernités artistiques au Maroc.
Dans l’espace Véranda de la Villa du Parc, la commissaire Maud Houssais présente une déambulation dans le Casablanca des années 60 et 70 à travers les archives de l’école des beaux-arts de Casablanca. L’invention d’une nouvelle culture visuelle y est présente comme un enjeu crucial dans l’élaboration d’un projet de société qui doit également advenir par l’image. A cet égard, l’école des Beaux-Arts de Casablanca, dirigée par Farid Belkahia entre 1961 et 1974, constitue le terreau fertile d’une pensée de la ville qui place l’artiste au rang de prescripteur à part entière. Exposition dans l’espace public, graphisme, aménagement d’intérieur et urbain ainsi que photographie sociale deviennent alors la pierre de touche d’un art décolonial et engagé au sein de la société.
#Olivier Olgan