Culture

Révolutions Xenakis [Philharmonie de Paris & Radio France]

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 10 mars 2022

[Partage d’un mélomaneArtiste total, à la croisée de l’architecture et de la composition, de sonorités inexplorées et de rythmes inenvisagées, Iannis Xenakis (1922-2011) emporte le mélomane dans un mouvement complexe de créations parfois déstabilisantes mais souvent séduisantes. A l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance, la Philharmonie de Paris lui rend un hommage construit à travers une exposition (jusqu’au 26 juin) et un week-end de concerts (17-20 mars), suivi par Radio France du 6 au 8 mai.

Géométrie multiple et variable

Clou de l’exposition Révolution Xénakis, maquette du Pavillon Philips pour l’exposition Universelle de Bruxelles, 1957-59 conçue par Xenakis, Le Corbusier (éclairages) et Varèse (musique). Philharmonie Photo OOlgan

Il serait réducteur de vouloir comprendre le parcours de Iannis Xenakis (1922-2011) à travers la somme des vies que son destin d’homme a connues. Xenakis, c’est effectivement une destinée particulièrement foisonnante mêlant la tragédie et le politique (la perte de sa mère, des engagements qui lui vaudront blessure, réclusion et exil) et des déploiements mentaux totalement inexplorés à l’extrémité des mathématiques, de l’électronique et de l’informatique.
Il serait également osé de voir dans des œuvres d’apparence abstraite la traduction hermétique d’un regard qui cherche à déjouer la logique ou affranchir l’architecte de la matière appelée à être contenue par son geste dimensionnel. Il y a une vie incroyable, une vitalité phénoménale dans l’œuvre qu’il nous est proposé de visiter grâce à la Philharmonie de Paris (jusqu’au 26 juin), sinon écouter du 17 au 20 mars, et à Radio France (du 6 au 8 mai)

Un déplacement perpétuel

La musique ne saurait se laisser enfermer dans la science, et la science ne saurait s’approprier la musique. C’est donc un mariage subtil, surtout adogmatique, que propose, dans son entièreté, l’œuvre de cet artiste « total ».
Une œuvre aux portes à la fois symboliques dont le franchissement peut relever d’une quête intellectuelle ou anagogique mais aussi aux portes tout à fait réalistes qui nous permettent d’entrer, d’avancer, de progresser, de donner un accès nécessaire à des voutes, à des jeux de force de la matière, à des extensions des élans du charpenté.

L’émotion nait de la rencontre avec l’espace où se meut notre temps.

« Pléiades » à cet égard est une entrée étonnante et rassurante à la fois, croisement de pulsations ou de rythmes, de son ou de matières liées par un nœud osmotique au temps dont la charge spastique décompose les notions de périodes, de récurrence, intégrant le dépassement dans la création même par l’invention instrumentale, celle du « sixxen »  (19 mars, concert des Percussions de Strasbourg).

Architecte du musical

Parmi ce qu’il sera donné d’entendre à la Philharmonie, soulignons une œuvre attachante pour piano, « Herma » de 1961 et qui sera interprétée le 17 mars par Stéphanos Thomopoulos (qui l’a enregistrée en 2010 pour Timpani).
Selon Xenakis lui-même, cette composition est un moment fondateur, une musique symbolique qu’il propose comme on avance un argument. Pour nous c’est une rivière de notes aussi coupantes qu’un diamant mais aussi brillantes, inatteignables. La texture est subtilement révélée par la densité variable du piano, par la quantité également variable du piano a-t-on envie d’ajouter.
Cette pièce a été composée pour le pianiste japonais Yuji Takahashi que l’on peut retrouver dans la séquence suivante :

Architecture

Metastasis, partition graphique 1953-1954 Révolutions Xénakis, Philharmonique Photo OOlgan

Il serait tentant de réduire le regard de Xenakis sur la musique à travers le prisme de l’architecte qui a travaillé avec Le Corbusier et proposé des bâtiments puissants. Les partitions qu’il a laissées et que l’exposition permet de scruter avant d’entendre en concert quelques-unes de leurs traductions éphémères, font se rencontrer des nombres, des cambrures, des possibilités un regard différent infiniment composite.
Mais au sein d’une construction solide, dédiée à accueillir symboliquement un mouvement du temps ou de la pensée, et qui peut proposer en même temps une vision chromatique de la nature, Xenakis exprime là tout l’influence qu’Olivier Messiaen a eue sur lui, jusqu’à la dette.

Avec une pensée pour « Louange à l’éternité de Jésus », de Messiaen justement, pour son dialogue piano violoncelle ou ce dernier s’appuie sur une scansion éthérée du piano pour décompter le temps indomptable de cette éternité, c’est par le violoncelle au cœur d’un ensemble, qu’ Epicycles invite à une poésie radicale dans le champ de la matière, à une allégeance confiante aux cercles qui s’y déploient et dont on suit la trace et les courbes jusqu’à en être grisé. Les nombres démultipliés et restructurés ont notamment accompagné le compositeur français dans cette œuvre, tout comme Xenakis est épris de ce que les nombres enserrent de possibilités que la musique est capable d’engendrer.

(Notons que ce lien ne manque pas d’actualité, il s’agit en effet de l’Ensemble Ukho de Kiev sous la direction de la cheffe moldave Cristina Iscenco avec l’ukrainien Viktor Rekalo au violoncelle.)

Percussif

La modernité de Xenakis, c’est aussi, sans doute, des influences dont l’inscription dans leur temps pourrait appeler une catégorisation quelque peu sclérosante ou provisoire. Musique concrète, musique électronique, acousmatique, peu importe : recherche ou exploration, courants ou encore modes ne délimitent rien sinon pour donner un repère à celui qui n’a pas encore d’appui familier pour intérioriser un rapport différent à ce qui s’écoute puis s’entend.

Inachèvement

Xenakis peut sembler à part, pourtant il y a dans son œuvre dont les musicologues s’accordent à dire que son exploration est loin d’être achevée, de nombreuses invitations à rassembler des nuances éparses parfois surprenantes tant elles nous remettent sur des sentiers prospectés parfois il y a longtemps.

L’évocation de Pléïades suggère l’écoute revisitée de lointains échos des explorations du monde de la percussion, tels que celles de Stomu Yamashta quand il nous les offre avec « A Photon » (Sea & Sky, Kuckuck). Cela incite aussi (osons…) à réécouter Nick Mason, batteur -ou plutôt percussionniste inspiré- de Pink Floyd et son « Grand Vizier’s Garden Party (Ummagumma, Harvest Records, 1969), dont il est intéressant de noter l’année de composition près d’une décennie avant Pléïades.

En savoir plus sur le centenaire de Iannis Xenakis

Discographie sélective

  • La légende d’Eer, Naïve classique, janvier 1995.
  • Music for keyboard instruments (D.Grossmann), Neos Music, juin 2008.
  • Œuvre complète pour violoncelle (Arne Deforce), Aeon, septembre 2011.
  • L’œuvre pour piano (Stephanos Thomopoulos), Timpani, mars 2015.
  • Pléïades (Deci Bells), Genuin, janvier 2019.

Agenda

A lire

Le catalogue, sous la direction de Thierry Maniguet et Mâkhi Xenakis, Editions de l’œil
Composée de multiples essais, d’archives et de partitions qui témoignent d’un extraordinaire polygraphisme, cette somme, indispensable pour comprendre l’effervescence conceptuelle de la composition musicale au milieu des années 50, fait le point sur les « Révolutions » Xenakis : « Au niveau musical, précise le conseiller scientifique Mâkhi Xenakis, ses œuvres ont révolutionné les techniques compositionnelles: il nous a appris à penser la musique à l’aide de graphiques, il a introduit les probabilités et les masses sonores, il a conçu la musique comme composition du son plutôt que comme composition avec des sons, il a tenté de «formaliser» la musique à l’aide des mathématiques, etc. (…) Au niveau du rendu sensible, ces œuvres, qui utilisent des registres et des intensité extrêmes, des sonorités inouïes, ont balayé la différence entre son (musical) et bruit, et elles s’inscrivent du côté d’une écoute cathartique que l’on avait cru oubliée dans l’univers aseptisé de la musique dite savante. (…) c’est aussi l’architecte de projets utopiques. Pionnier des technologies musicales, il a également balayé les catégorisations traditionnelles, rêvant d’alliages arts/sciences. »

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