Essai : Afin que du réel advienne, de Sandra Travers de Faultrier (Mare & Martin)
Depuis plusieurs décennies, Sandra Travers de Faultrier, ancienne avocate et enseignante, questionne le sens et la portée du droit et de la littérature convaincue que ces deux « arts de la traduction » du réel dialoguent dans une « langue secrète » non sans « conflictualité productive« . Pour Singulars, l’autrice du stimulant essai Afin que du réel advienne (Mare & Martin, 2021) revient sur les effets autant fusionnels que frictionnels de ses disciplines de prédilection qui engagent autant des enjeux esthétiques qu’humanistes.
Un dialogue fructueux du Droit et de la Littérature
Docteur en Droit, Docteur es Lettres, Diplômée de Sciences-Po Paris où elle a enseigné le droit de la propriété littéraire et artistique qu’elle pratiquait en tant qu’avocate, Sandra Travers de Faultrier est membre du comité de rédaction Des Cahiers de la justice, chroniqueuse sur Amicus Radio pour l’émission La Plume dans la balance et autrice de plusieurs ouvrages et d’articles dont Le Droit d’auteur dans l’édition (éd. Imprimerie Nationale).
Ses trois derniers titres publiés – Afin que du réel advienne… quand droit et littérature dialoguent (Mare et Martin, 2021) ; Gide, L’Assignation à être (Michalon, 2005) et Droit et littérature, essai sur le nom de l’auteur (PUF 2001) – se font l’écho de son travail en Droit et Littérature mené depuis plusieurs années tant à travers des articles et des communications universitaires qu’en dirigeant durant quatre ans le séminaire Droit et Littérature de l’Ecole Nationale de la Magistrature. Elle répond à Singulars sur sa démarche comme sur le dialogue Droit et Littérature et cette « langue secrète » qui est leur commune et selon elle « protège de l’absolu, du vrai tout en nous amenant à exiger ce qui nous porte ».
Vous décelez une langue résultant de leur confrontation, comment la définir ? Cette langue a-t-elle évolué au fil de votre pratique et de vos livres ?
Je parlerai de dialogue plus que de confrontation. Je parle de langue parce que, me semble-t-il, la littérature comme le droit relèvent de l’art de la traduction. Une traduction qui emprunte les voies de la représentation mais qui est aimantée par une langue originaire « inappropriable », celle du réel que rien ne parvient à épuiser d’un mot.
Le Droit comme la Littérature vivent de repentirs, l’œuvre demeurant toujours inachevée. Ce que l’obsolescence programmée de certaines lois contemporaines laisse apparaître sans pudeur, ce que la réécriture et les mises en abîme d’œuvres qui se répondent offrent au regard du lecteur exigeant. Avec les années la séduction de cette langue s’est accrue à mes yeux ; parce qu’elle s’inscrit dans le lien, la circulation de la vie vivante.
Quelle est la nature de cette réécriture du réel qui anime et circule à travers les nombreux auteurs (de Sand, à Kafka, de Musil, Mme de Staël à Ribbes) que vous associez ?
Le réel est un concept intellectuel et une opacité matérielle. J’ai choisi pour couverture de Afin que du réel advienne, Les quatre saisons en une tête d’Arcimboldo parce que cette œuvre dit précisément le réel, cet impossible de la cohabitation temporelle des saisons et cette réalité réelle de l’existence des saisons sous nos latitudes, le tout formidablement « parlant » dans une représentation et un « comme si ».
Et le réel, à mes yeux, est un mélange de représentations étrangères à la copie fidèle de ce réel et de résistance de ce réel à ce qui le dit : l’histoire du droit comme l’histoire de la littérature sont riches de propositions réputées décrire le réel comme par exemple la personne humaine. Le réel est donc une invitation à parler, à écrire, à peindre sans exigence de figurabilité ni de ressemblance.
Les œuvres choisies comme les auteurs choisis dans ce livre mettent en scène dysharmonie et harmonie
d’un monde de mots (juridiques) comme la confiance dans les mots (juridiques aussi).
Vous soufflez que « la littérature s’occupe de tout ce qui ne tombe pas juste« , où en est-on sur la notion juridique d’œuvre alors que les auteurs ne cessent d’en bousculer les limites ?
Parce qu’elle peut être normative sans être source de sanction, la « littérature qui pense », comme dit Robert Musil, peut cultiver ce que Michel Foucault appelle « l’art de l’incertitude volontaire » et de « l’indocilité réfléchie » Dès lors elle peut tout aussi bien mettre en lumière les anomalies du droit, révéler les dyschronies qui se forment avec le temps entre un état du droit et état de réel contextualisé, que rendre justice au droit pour ses horizons qui élèvent et exigent.
La littérature se garde de donner des leçons.
Par les interrogations ou le trouble qu’elle exprime elle joue le rôle d’inquiéteur dont André Gide revendiquait le titre, ou de semeuse d’intranquillité pour reprendre Fernando Pessoa traduit par Françoise Laye. Mais à son tour le Droit, notamment dans le domaine du droit de la propriété littéraire et artistique, peut déconstruire les apparentes ruptures artistiques en parvenant à inclure leurs discours. Par la rigueur et le respect des mots qu’il implique le droit peut ainsi mettre en lumière la confusion mentale qui a tendance à régner, comme par exemple avec l’association des vocables progrès ou avancée sociétale avec l’expression gestation pour autrui qui, en fait et en droit, relève de l’atteinte par manipulations obstétricales et hormonales d’un corps sain dont la réduction à une fonction est un déni d’humanité, la vie d’une femme (car il s’agit de neuf mois jour et nuit, d’un psychisme auquel on refuse la pensée, l’attachement, le déploiement d’une relation) ne pouvant devenir contractuellement un objet, même si elle y consent.
Loin d’une substitution, que vous considérez comme un risque, quel enrichissement de ce « réel augmenté » le dialogue arts/pratiques juridiques permet-il, lui qui contribue à le former tout autant qu’à le créer ?
La démarche Droit et Littérature est une lecture « écrivante » à la lumière de sources plurielles. La philosophie, l’histoire, la sociologie, l’histoire de l’art comme de la littérature sont, entre autres, convoquées comme autant d’outils permettant à ce dialogue d’ouvrir la lecture à plus qu’elle-même, c’est-à-dire au lecteur invité à s’approprier sa réflexion.
Cette démarche ne revendique pas la vérité. Cette démarche ne prétend pas dire le vrai.
Ce n’est pas son propos d’ailleurs. Elle est peut-être, secrètement, un hymne à la vie (intellectuelle ou autre) qui n’en finit pas de proposer, de créer. Et plus intimement une source de jouissance à propos de laquelle je laisse la parole à Madame de Staël : “Soit qu’on lise, soit qu’on écrive, l’esprit fait un travail qui lui donne à chaque instant le sentiment de sa justesse ou de son étendue ; et sans qu’aucune réflexion d’amour-propre se mêle à cette jouissance, elle est réelle, comme le plaisir que trouve l’homme robuste dans l’exercice du corps proportionné à ses forces” (De L’influence des passions sur le bonheur).