Littérature : Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle & Piero Calamandrei, Pathologie de la corruption parlementaire
Piero Calamandrei, Pathologie de la corruption parlementaire, 64p., 9€, aux excellentes Editions de la revue Conférences.
Ne vous fiez pas aux apparences, prévient Jean-Philippe Domecq, qui rappelle que de petits livres peuvent reconsidérer de grosses croyances humaines : la religieuse et l’antipolitique. Deux fines plumes, Bertrand Russell (De la fumisterie intellectuelle) et Piero Calamandrei (Pathologie de la corruption parlementaire) comme au temps de Voltaire et Montesquieu font de libelles de redoutables armes de combat contre la bêtise.
Bertrand Russell, un philosophe scientifique Prix Nobel de littérature
Brillant penseur à l’anglaise, Bertrand Russell (1872 – 1970) fut un éminent représentant de la philosophie analytique, qui vise à ne pas s’en laisser compter par le langage, s’appuyant sur le pragmatisme qui caractérise la pensée anglaise ; deux facteurs qui ont évité aux intellectuels anglais les illusions lyriques qui ont idéologiquement fourvoyé leurs homologues français.
Cela n’a pas empêché Russell, en toute liberté bipartisane, de s’allier à l’un de ceux-ci parmi les plus égarés et égarants, Jean-Paul Sartre, pour créer le Tribunal International d’opinion pour dénoncer les exactions commises durant la guerre du Vietnam. Et sa philosophie scientifique ne l’a pas empêché de recevoir le Prix Nobel de littérature en 1950, comme Churchill l’obtint pour avoir « engagé la langue anglaise dans la bataille », a murmuré son adversaire politique, Chamberlain, en entendant le fameux discours churchillien sur « le sang et les larmes ».
Un esprit trop libre pour les Puritains
Bertrand Russell avait un poste d’enseignement aux Etats-Unis, qu’il ne put quitter lorsqu’éclata la guerre. Un jour qu’il était invité à prononcer une conférence à l’université de New York, la mère d’une des étudiantes qui refusait qu’elle suive ses cours, porta plainte contre lui et, dans une préfiguration du climat de la Cancel culture, elle obtint gain de cause, au motif que l’œuvre de Bertrand Russell était, tenez-vous bien, « lubrique, libidineuse, lascive, dépravée », j’en passe, pour venir au clou : « et dépourvue de toute fibre morale ».
Indépendamment de sa philosophie, des plus pointues, il était reproché à Russell d’être incroyant, et favorable à la liberté sexuelle. Il fut soutenu par Albert Einstein et le penseur libéral John Dewey (qui fit remarquer que ceux qui iraient chercher des obscénités dans les ouvrages de Russell risquaient de les chercher longtemps…) : mais cette affaire de police des esprits valut à Russell beaucoup de fermetures de portes. C’est dans ces conditions qu’il publia un pamphlet au titre tout en nuances : De la fumisterie intellectuelle…
Voilà qu’il nous fait du Voltaire en 1943…
Les Anglais ont une tradition de liberté, et Bertrand Russell n’était pas homme à baisser pavillon. De britannique, il avait aussi le goût de la facétie iconoclaste. Le voilà donc passant en revue les fondamentaux de la croyance religieuse et les allumant à un à un au feu de la rationalité analytique que sa philosophie renouvela tant par ailleurs. Le résultat est amusant et se lit à toute vitesse, car… ces questions sont réglées et l’étaient en 1943 et le furent par Voltaire au bas mot, avec la même méthode cartésienne. De là, Russel passe à toutes sortes de croyances (contre l’évolution, la supériorité de race, la force du chef, etc), qui sont plus en prise avec l’actualité terrible de son temps et qu’il tourne en dérision à la façon d’un Chaplin intellectuel.
Notre incroyance démocratique est une croyance
Notre actualité, depuis l’agression russe, n’échappe évidemment pas au renouvellement des croyances, comme si celles-ci n’avaient de vrai que le besoin qu’elles satisfont. Ainsi de la croyance populaire et populiste que nos politiques « ne font ça que pour leur profit ». Le grand juriste italien Piero Calamandrei (1889-1956) s’attaque aux « arguments » et causes de cette bêtise de masse par laquelle nous croyons « qu’on ne nous la fera pas » ; et quand les Italiens cessent de « s’arranger », ils produisent de grands commis de l’Etat, d’une rigueur enviable et qui ne manque pas d’élégance. Quel est d’ailleurs le plus grand chef d’Etat européen aujourd’hui ? Mario Draghi.
Piero Calamandrei est de cette tenue et teneur ; quant à l’élégance, elle tient dans son style qui est style de pensée, où la précision fait le détachement qui fait discret humour. En effet, il part des a priori antipoliticiens qu’il entend dans les transports en commun et nous de même hélas encore et en écrasante majorité. Je dis bien « écrasante » car cet auteur fait observer que pendant qu’on s’estime fiers de n’être pas dupes des manigances et prébendes du pouvoir parlementaire, c’est nous-mêmes que nous dégradons puisque les parlementaires que nous avons élus sont, littéralement, nos représentants. Les électeurs vont jusqu’à reprocher à leurs députés de consacrer beaucoup de temps à « recommander » des citoyens qui leur demandent une aide sociale et administrative ; mais les mêmes qui critiquent ne sont-ils pas demandeurs eux-mêmes, et, sinon, les premiers à reprocher au pouvoir sa « distance » ?
Vertu des… partis politiques
A tous les autres facteurs de critique de la société civile à l’encontre de ses gouvernants qu’il passe en revue dans son petit traité, le constitutionnaliste que fut Piero Calamandrei oppose courageusement la vertu…des partis : « Le renforcement des partis a constitué et constituera de plus en plus un moyen d’assainissement moral de la vie politique: les brigues électorales fondées sur le commerce des votes, fréquentes lorsque (…) la lutte s’appuie sur les clientèles personnelles des candidats, deviennent beaucoup plus rares quand les élections, plus qu’une lutte entre les hommes, deviennent une lutte entre des programmes soutenus par de grands partis. » Certes, et comme sur chaque interrogation qu’il soulève pour comprendre d’où vient la populaire conviction que la politique n’est pas affaire de conviction ni de responsabilité partagée, l’auteur montre aussitôt l’écueil de la logique des partis.
Mais c’est pour montrer que la structure porte en elle-même les remèdes à ses défauts de structure. Car le fond reste que la démocratie est une éducation du peuple par le peuple, que par conséquent elle doit être structurée par des projections de ce qu’on juge souhaitable et possible, pour dégager des solutions sans cesse améliorées avec la maturation politique du citoyen.
Tout sauf le « en même temps », qui est : ni l’un ni l’autre projet…