Antoni Gaudí (Catalogue Hazan Musée Orsay), L’architecte de Dieu, de Patrick Sbalchiero (Artège)

Jusqu’au 17 juillet, Musée d’Orsay, Paris.
Catalogue, sous la direction de Juan José Lahuerta. Musée d’Orsay Hazan.
Antoni Gaudí, L’architecte de Dieu, de Patrick Sbalchiero. Éditions Artège.

Si l’exposition de Musée Orsay jusqu’au 17 juillet et son volumineux catalogue (Hazan) s’attachent à la genèse créatrice d’Antoni Gaudí, et à détricoter le cliché d’illuminé, les ressorts du créateur de la Sagrada Familia de Barcelone restent largement mystérieux. La biographie « spirituelle » de Patrick Sbalchiero, Antoni Gaudí, l’architecte de Dieu (Artège) éclaire enfin l’œuvre du « moine-architecte » d’une lumière irréductible.  

 

Antoni Gaudí, Projet pour l’église de la Colònia Güell Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona Photo Marc Vidal i Aparicio

Sortir du stéréotype du génie isolé et incompris

Pour un visiteur qui ne connait pas les architectures qui ont forgées à la fois la réputation d’Antoni Gaudí (1852-1926) et les stéréotypes qui collent à une œuvre qualifiée d’extravagance voire d’illuminée, l’exposition du Musée d’Orsay ne donne qu’un éclairage partiel – malgré la revendication d’une “scénographie immersive” – d’une œuvre qui ne peut se comprendre que dans son intégrité métaphysique, cimentée par sa quête de Dieu.
Pas moins de sept œuvres de celui que Le Corbusier (1887-1965) qualifiait de « plus grand architecte de ce siècle » sont inscrites par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité : le parc Güell, le palais Güell, la Casa Vicens, la Casa Battló et la crypte de la Colonia Güell, la façade de la Nativité et la crypte de la Sagrada Familia. L’espace d’exposition plutôt étroit et concentré sur les dessins préparatoires et les artefacts décoratifs ne fait qu’effleurer la portée et les ambitions de l’artiste catalan, même si les informations développées dans le catalogue sur la genèse de l’œuvre est précieuse.

Gaudi, Atelier Badia Germans, Grille pour les baies du rez-de-chaussée de la Casa Milà, vers 1910(Musée d’Orsay) Photo OOlgan

Une approche holistique de chaque ouvrage

Dans la pénombre (sic), la succession des meubles, des dessins et de photographies de l’atelier ne compensent pas l’absence de maquettes et de photographies en plan large des œuvres les plus emblématiques.
Certes, et c’est une des valeurs ajoutées de cette exposition pour ceux qui ont eu la chance de visiter Barcelone, toute architecture est pensée et conçue dans sa globalité, et l’architecte se fait designer et artisan pour dessiner et concevoir le moindre détail. Cette approche holistique participe d’une radicalité que les historiens de l’art n’ont pas su intégrer dans l’histoire de l’architecture en général, dans celle de l’Art Nouveau, en particulier dans sa dimension catalane.

Gaudi, Atelier Francesc Videl I Jevelli, Coiffeuse pour le Palais Guell, 1886-1889(Musée d’Orsay) Photo OOlgan

« Gaudi est loin d’être le génie isolé et incompris qu’une partie de sa bibliographie, presque toujours hagiographique, nous a laissé entendre, insiste Juan José Lahuerta, commissaire de l’exposition et du catalogue accusant l’exploitation folklorique ou ésotériques nécessaire pour entretenir « cet énorme bibelot touristique ». L’approche très documentée -même si l’atelier a brulé réduisant les éléments disponibles – est pertinente pour enfin balayer nombre de clichés d’ « extravagances » qui collent à l’œuvre, au profit d’un travail acharné d’un scientifique féru de mathématiques et « d’équilibre structurel » (répartition des charges), et d’un artiste passionné d’histoire de son art et de l’art de son temps.

Une capacité à « voir l’espace »

A.Gaudi, JM Jujol, Eléments de trencadis pour la park Guell, vers 1903 (Musée d’Orsay) Photo OOlgan

A dessein, le parcours s’attache à faire comprendre sa formation, sa place au milieu d’une générations d’artistes barcelonnais qui vont bâtir collectivement le modernisme nouveau catalan, en plongeant dans les sources et les avancées de ses principales constructions où il se fait à la fois décorateur et artisan renforçant le caractère « organique » de ses cazas.
Enfin la cohérence d’une trajectoire trouve son apothéose – inachevée et poursuivie jusqu’à nos jours – avec la Sagrada Familia.

Gaudi, Maquettes de baies pour la nef centrale de la Sagrada Familia, vers 1913-1915 (Musée d’Orsay) Photo OOlgan

Trop fragmentées les ébauches ou les meubles, preuves du mélange de styles anciens et de matériaux industriels ne permettent pas au visiteur une vision d’ensemble; la connaissance de l’histoire et des révolutions esthétiques en cours dans son temps constitue le terreau de l’incroyable imagination syncrétique de Gaudi. Il manque les réalisations immersives en 3D,  un comble pour un hommage à un artiste qui plus qu’un autre pensait en 3D ! Cette immersivité, peut être le mot qui convient le mieux à la dynamique créative de Gaudi – qui fait ici tant défaut – aurait dû permettre de mieux mesurer « cette qualité de sentir, de voir l’espace » que revendiquait Gaudi.

Gaudí, Projet de fin d’études pour un amphithéâtre universitaire, coupe transversale, 22 octobre 1877 Photo Musée d’Orsay

Le paradoxe d’une architecture métamorphosée en matière vivante

Il est difficile cependant de restituer le paradoxe de cette architecture qui devient une matière vivante, dans un mouvement permanent, nourrie et bousculée par les rythmes, les forces végétales et les couleurs réfractées. Le catalogue cerne cette intelligence plastique, très méticuleuse – s’appuyant sur une méthode rigoureuse de travail nourrie par les calculs d’une cohorte des meilleurs ingénieurs qui pourtant ne cessaient d’évoluer au fil des innovations des chantiers.
A ce titre, les photographies de son atelier à la Sagrada Familia– véritable caverne d’inspirations où plâtres côtoient les livres comme celui de Viollet le Duc – constituent un émouvant témoignage « du portait mental le plus fidèle qu’il nous soit donné de percevoir de cet artiste mystérieux » concède Elise Dubreuil, autre commissaire de l’exposition.

Aucune séparation entre vie quotidienne et foi

A peine abordée sont sa personnalité, la platitude de sa biographie, que contrebalancent une quête spirituelle inextinguible, même si les commissaires évoquent « Gaudi aspire à construire une « grande Eglise » dès sa sortie de l’Ecole d’architecture en 1878 » d’une part et d’autre part, « les problèmes de Gaudí avec la matière tentatrice, ainsi que son débordement créatif progressif, trouvent leur expression culminante dans le temple de la Sagrada Familia », comme si le religieux embarrasse ou semble subalterne.

Dépassant cette vision trop étroite, Patrick Sbalchiero auteur d’ Antoni Gaudí, l’architecte de Dieu (Artége) revendique une biographie « spirituelle » dans un style limpide et sobre, en évitant toute tentation de scoop ésotérique, même tous les démonstrations de foi sont abordées notamment la franc-maconnerie  : « Ce fervent catholique met ses facultés naturelles, son temps et son énergie au service du Christ dont il est à ses yeux l’humble serviteur de par ses réalisations ».

Gaudi Le temple expiatpire de la Sgarda Familia, vue d’ensemble, 1906 (Musée d’Orsay) Photo OOlgan

En dépassant l’approche monographique et stylistique, il apporte des clés passionnantes, souvent inspirées pour nous faire comprendre en quoi la foi en Dieu « au service de la grâce » contribue à lever le mystère Gaudi. Il y gagne une légèreté de plume et une profondeur de prophétie : « Loin des recherches esthétisantes et des compromis superficiels, l’art de Gaudi, exubérant et exigeant vise la vérité du réel : non la réalité physico-chimique de l’univers, mais la vérité de la présence du Christ ici-bas dans l’ordre de la foi. »

Une inlassable quête métaphysique

Gaudi, vue de la Sagrada Familia plafond Photo DR

« Aux questions brûlantes du temps, écrivait le théologien Urs von Balthasar, l’Esprit donne la réponse opportune et la solution, (…) en faisant surgir un saint qui présente d’une manière vivante à son temps le message du ciel.» Pour Patrick Sbalchiero, l’œuvre du « moine-architecte » s’éclaire de cette destinée dédiée à Dieu, propre à révéler la réalité de l’invisible « comme Fra Angelico, le ‘peintre des anges’, un demi millénaire plutôt » : « Gaudi inscrit dans la manière le scénario le plus invraisemblable qui puisse être, l’histoire entre Dieu et l’humanité, que la tradition appelle sainte ».
Articulation entre foi et art, transfiguration du réel, liberté : « Son architecture montre aux yeux de ceux que la parole de Dieu dit au cœur, la présence au monde de l’éternité revêtue de la nature humaine« .  Le portrait brossé – dérangeant parfois tant la trajectoire imprégnée d’humilité rompt avec notre modernité – invite notre société à s’élever encore et toujours au-dessus de la condition humaine. Avec un tel récit, la dimension décorative de la Sagrada Familia vous semblera bien fade par rapport au défi métaphysique visé et réalisé par cet « aventurier de Dieu« .

#Olivier Olgan

A voir : Gaudi, le génie visionnaire (Arte TV)