Le carnet tout en images d’Arles 2022 de Bernard Crouzet, réalisateur
Lee Miller (Espace Van Gogh)
La commissaire Gaëlle Morel s’attache à proposer un nouvel éclairage sur l’un des chapitres les plus intenses et les plus productifs du parcours professionnel de Lee Miller (1907–1977), au-delà de la muse et de la photographe de guerre, facettes de ses talents auxquelles il ne faut pas la réduire.
Entre 1932 et 1945, la photographe américaine est à la fois portraitiste, à la tête de son propre studio de prises de vue à New York (1932–1934), photographe de mode et de publicité pour des marques de parfums et de cosmétiques (1932–1945), et photoreporter de guerre, notamment reconnue pour ses images des camps de concentration allemands de Dachau et Buchenwald (1942–1945). Avec un parcours riche, fait d’allers-retours entre ces diverses pratiques, Miller évolue avec aisance d’un milieu à l’autre, et révèle la figure d’une photographe soucieuse de la valeur d’échange de sa production. L’autre mérite de l’exposition est d’explorer les rouages d’une carrière dynamique, et propose d’enrichir le portrait d’une personnalité souvent réduite à sa collaboration avec l’artiste américain Man Ray (1890-1976), et ses liens étroits avec le mouvement surréaliste des années 1920.
Romain Urhausen (Espace Van Gogh)
Prolifique, mais peu connue en France, l’œuvre photographique du Luxembourgeois Romain Urhausen (1930-2021) se distingue par son style singulier entre l’école française humaniste et l’école allemande subjective des années 1950 et 1960, à laquelle il a contribué activement. Souvent prétexte à une exploration formelle et poétique, ses sujets photographiques, teintés aussi d’humour, vont au-delà d’une représentation classique de la réalité. Les thèmes qui rythment l’exposition montrent comment le quotidien, l’homme au travail, le paysage urbain, le nu ou l’autoportrait sont abordés à travers une approche plasticienne et expérimentale. L’esthétique subjective, apprise chez Otto Steinert, a marqué le langage formel de Romain Urhausen, sa façon de traiter les contrastes et les cadrages, mais aussi sa façon de regarder autrement le monde. Cette vision est mise en évidence dans l’exposition, qui fait dialoguer les photographies de l’auteur avec celles de ses pairs, en créant de nouvelles « affinités électives »
Mitch Epstein (Abbaye de Montmajour)
Entre 1978 et 1989, Mitch Epstein (né en 1952) qui fait l’affiche d’Arles 2022, a effectué huit voyages en Inde et pris des milliers de photographies. Il en résulte un vaste corpus où s’exprime de manière singulière le double point de vue de l’auteur sur une culture particulièrement complexe : pour son travail, il l’appréhende de l’extérieur, et pourtant ses liens familiaux lui permettent de la vivre de l’intérieur.
Les images, dont beaucoup sont exposées ici pour la première fois, montrent un vaste ensemble de « sous-cultures » qu’Epstein a pu pénétrer, marquant son expérience approfondie et prolongée de l’Inde, où des mondes distincts convergent. L’installation de l’Abbaye de Montmajour présente des tirages récents de ce travail, ainsi que deux des films sur lesquels Epstein a collaboré, avec la réalisatrice indienne Mira Nair, à l’époque son épouse : India Cabaret (1985) et Salaam Bombay! (1988). Ces travaux rappellent une période qui semble à la fois lointaine et présente, complexe avec ses codes de castes, classes et religions, sources de tensions politiques, mais plus simple sans l’intrusion de la technologie numérique.
Prix découverte Roederer 2022 (Eglise des Frères Prêcheurs)
« L’édition 2022 ne s’attache ni à une thématique, ni à un genre en soi, mais à une attitude des photographes face à la création d’images. revendique la commissaire Taous Dahman. Le prisme est celui du processus « pré-photographique » : ce qui motive et fait naître un projet. Ici, les artistes partent tou·te·s de l’intime.
Des traumatismes aux deuils, en passant par la (re)définition d’un soi-artistique, le spectre est large, mais ils ou elles ont un point commun : leur expérience est leur expertise. Façonnées au seuil de l’être, les œuvres exposées retentissent cependant au-delà du particulier : elles viennent tisser des liens avec nos conditions communes. L’intime devient ainsi un espace d’exploration critique de notre société. Ce que les photographes sont informe ce qu’ils regardent, et ce qu’ils décident de montrer. Nous pouvons dire qu’ils et elles sont concerné·e·s, mais dans le sens d’une relation entre soi et le monde, entre eux et nous. »
Seif Kousmate, Waha
Ancien ingénieur et photographe autodidacte, Seif Kousmate, dans Waha (« oasis » en arabe), pose son regard sur son pays, le Maroc, et reconsidère sa pratique, pour explorer les possibilités plastiques de la photographie. Autrefois foyers agricoles, haut lieux de commerce, et réserves de biosphère, les oasis souffrent de la surexploitation de leurs matières premières, et sont dévastées par les cycles de sécheresse. Leur surface diminue progressivement. Découragée, la nouvelle génération les déserte.
Né en 1988, Kousmate est sensible à ces transformations. Afin d’exprimer de manière subtile la dégradation de ces points d’eau, il contamine ses images à l’acide et les trouble en se servant des reliquats de la flore locale. Ainsi, fond et forme, sujet et matière se fondent, dans un questionnement de la représentation. Poésie et engagement oscillent, tant dans la pratique du photographe qu’à la surface des images, où prend forme le récit des enjeux écologiques, économiques et sociaux des oasis aujourd’hui.
Rahim Fortune, Je ne supporte pas de te voir pleurer
L’exposition débute avec le retour de Rahim Fortune au chevet de son père malade, et se poursuit malgré le poids du deuil, en même temps que le monde fait l’expérience de la pandémie, et les États-Unis celle du meurtre de George Floyd. Il s’agit d’un travail autobiographique nourri d’histoire, où se jouent la cicatrisation des blessures de l’auteur, et la réduction des fractures du pays. S’il s’inscrit dans la tradition documentaire, c’est dans le souci d’une redéfinition et d’une actualisation de l’image. Le jeune photographe puise dans le courage de la vulnérabilité pour écrire une œuvre intimiste, dans un dialogue permanent avec son entourage. Pour la première fois, aux côtés de ses clichés, il intègre des objets — éléments du patrimoine vernaculaire texan — et des images en mouvement — hommage aux VHS de son enfance »
Maya Ines Touam, Replica
Quel espace créatif pour une femme et une enfant d’immigrés algériens, consciente de son héritage ? C’est cette question qui pousse Maya Inès Touam à l’étude de ses pères, peut-être aussi de ses pairs. Pour Replica, elle se plonge dans l’œuvre de l’artiste Henri Matisse (1869-1954), qu’elle emprunte, ou « sample », pour évoquer le champ musical, en y tissant des références à son « continent d’origine », l’Afrique, dans autant d’hommages impertinents. Ananas et joujou (2020) répond à Ananas et Anémones (1940), Icare, le revenant (2020) fait écho à Icarus (1943-47), et L’enfance, la mer (2020) évoque Polynésie, la mer (1946).
En plaçant la créolisation au cœur de sa pratique, Touam propose un nouveau vocabulaire visuel, aussi ludique que savant, pensé en rhizome, à la rencontre de plusieurs époque ».
Daniel Jack Lyons
Issu du champ de l’anthropologie sociale, connaissant les enjeux socio-politiques des représentations de l’Autre, Daniel Jack Lyons né en 1981 est un photographe soucieux de se réinventer. Comme une rivière est le résultat d’une invitation à rejoindre une Maison de la Jeunesse au Brésil, au cœur de la forêt amazonienne. Sur place, il rencontre des jeunes queer et trans partagé·e·s entre espoirs et désillusions, corseté·e·s par les traditions et les héritages, qui peinent à affirmer leurs différences au sein de leur communauté. Daniel Jack Lyons propose de réaliser leurs portraits, en laissant ses modèles choisir le lieu de la séance, les tenues, et les poses, de sorte qu’ils construisent ensemble les images. Lui-même membre de la communauté LGBT, le photographe crée un espace sécurisant, ouvrant le champ des possibles quant à la représentation de soi. Comme une rivière — hommage au poète Thiago de Mello, lui aussi né dans la région amazonienne — devient un espace de respiration pour une jeunesse en mal d’exister.
Une avant-garde féministe des années 1970, Ateliers Luna
L’exposition réunit plus de deux cents œuvres de 71 femmes artistes de la collection Verbund à Vienne, constituée pendant dix-huit ans sur les années 1970, d’un point de vue européen. À travers cinq thématiques,, elle présente les travaux des premières artistes qui proposèrent une nouvelle « image de la femme », dénonçant le sexisme, les inégalités sociales et les structures du pouvoir patriarcal.
S’il est ici question d’« une » avant-garde, c’est pour faire référence à la diversité des mouvements féministes, pensés selon une approche intersectionnelle, tenant compte des différents types de discriminations dont de nombreuses artistes ont été et sont encore la cible, en raison de leur race, de leur classe ou de leur genre.
Photo #Bernard Crouzet – Texte Dossier de presse Arles 22