Sabrina Ratté, Aurae, exposition-expérience immersive (Gaîté Lyrique)
Plus que quelques jours pour découvrir Aurae, l’exposition-expérience à la Gaîté Lyrique, que l’artiste canadienne Sabrina Ratté nous invite ‘à vivre avec le corps’. La stimulante immersion dans cet archipel d’utopies et de refuges virtuels invite aussi à interroger notre rapport aux écrans, et aux images après une pandémie qui a accéléré notre surconsommation audiovisuelle. Le visiteur est la fois acteur et figurant de cette somptueuse alchimie visuelle très réflexive jusqu’au 6 novembre.
Restituer une aura nouvelle aux images
« Le contexte de cette exposition est la situation exceptionnelle où nous étions éloignés les uns-des autres, enfermés dans nos intimités » rappelle Jos Auzende, le commissaire général, en référence à une autre crise qu’à provoquer la crise sanitaire « Nous avons assisté à une pandémie d’images, elle était à l’œuvre avant mais s’est accélérée avec le contexte du confinement ». L’artiste canadienne Sabrina Ratté propose de redonner du relief aux images, de leur restituer une aura nouvelle à l’ère des technologies, et de les augmenter jusqu’à en faire des “unités d’ambiances” à explorer physiquement. Le visiteur est invité à plonger à l’intérieur de ces ‘unités’ en étant à la fois vedette et figurant dans ce décor numérique.
A vivre avec le corps
Le parcours enchaîne onze installations pluridisciplinaires (projections vidéos, animations, impressions, photogrammétries, dispositifs spatiaux) comme « un grand ensemble d’architectures immersives et de paysages habités par une matière visuelle en mouvement, interrogeant la séparation physique entre deux réalités. Est-ce que les images ont toujours un rôle de représentation, ont-elles toujours une épaisseur, une aura ? » s’interroge Jos Auzende. pour ajouter : Sabrina Ratté propose une expérience à vivre avec le corps, quand les frontières symboliques s’estompent. »
Une déambulation qui raconte notre rapport aux écrans, à notre désir de les transpercer pour fusionner avec ce qu’ils exhibent, et à cette distance toujours plus grande qui nous sépare du monde clos, derrière sa fenêtre, à voir mais jamais à toucher.
Jos Auzende
Une matérialisation pour donner aux installations un aspect concret
Concrètement au cœur de cette architecture imposante d’images -espaces, les sons se perdent dans un écho, les images-espaces débordent des cadres et de notre perception immédiate. La circulation dynamique entre ses œuvres multiplient les réalités alternatives amplifiant notre expérience de l’ici et du maintenant est dynamique, comme si notre mouvement et nos interpellations animaient notre rapport aux écrans. Véritable alchimiste de la matière en lumière, de l’illusion en réalité, Sabrina Ratté réalise notre désir permanent de ‘traverser les écrans’, tout en nous frustrant en même temps puisqu’elles sont plus éloignées que jamais de notre réalité.
L’exposition magistralement scénographiée par Antonin Sorel s’ouvre sur une injonction « Undream, se jeter dans l’image », une vidéo-projection avec un écran en double-face. L’effet dystopique de l’installation est amplifié par des textures sonores électroniques tandis que la structure métallique continue sa trajectoire pour plonger dans le vide (ou plutôt l’étage d’en dessous), revenant au simple état d’échafaudage.
Pour chacune des pièces sélectionnées avec Sabrina, nous leur avons donné un effet de profondeur. Undream est comme un portail, où le passage a été matérialisé.
Quand on est devant un écran, nous sommes à la fois dedans-dehors.
Jos Auzende.
Le rapport du corps dans le numérique
En face d’Undream se trouve « Monades, Le sacre de l’image » trois impressions photogrammétrie de 3 mètres sur 3. Ces seules images fixes du parcours immersif représentent des déesses hybrides, à la fois mi-femmes mi-cyborgs. Ces images sont le résultat de la photogrammétrie, technique consistant à effectuer des mesures dans une scène, en utilisant la parallaxe obtenue entre des images acquises selon des points de vue différents.
L’artiste a scanné son corps puis en a déconstruit les formes, et les remettant dans des décors écrins. L’artiste interroge sa place dans l’ère numérique. Quelle place a-t-il effectivement dans notre monde digitalisé, où le culte du corps et l’exhibition de sa personne est devenu monnaie courante sur les réseaux sociaux ?
En descendant au sous-sol, nous tombons sur « Alpenglow, verre polarisant » une vidéo projetée sur écran entourée de parois en verre. L’image présente une architecture 3D envahie par la lumière. Si on place quelqu’un derrière cet écran, son corps apparaît à la manière d’une ombre chinoise. Autour de cette image flottante qui change de couleur au fur et à mesure, une construction similaire a été reproduite en volume, interrogant le spectateur sur le fait d’observer un décor qui le regarde en retour.
La suite de l’échafaudage d’Undream donne place à « Radiances, échec et brillance » un échafaudage devenant vide, comblé par quelques écrans. Une métaphore qui explique que la structure robuste se vide d’elle-même, avec un écran de temps à autre pour combler les trous laissés dans la structure.
Nous pouvons à nouveau nous interroger sur un questionnement du digital où celui-ci aurait aspiré la substance de nos vies, grignotant toute forme de consistance comme les interactions réelles entre humains. Ces interactions auraient été remplacées par rien, sauf de temps à autre un écran pour combler ce vide abyssal. Nous naviguons de fenêtre en fenêtre, elles sont greffées entre elles, ça peut matérialiser l’effondrement de notre structure interne » analyse Jos Auzende.
Les machines à habiter qui finissent par nous écraser
L’œuvre en face est « Machine for Living, dissolution infinie », une vidéo est projetée sur une maquette en relief, faisant défiler des images de villes nouvelles, logements sociaux ou « machines à habiter », tiré d’un livre écrit par Le Corbusier (architecte). Créées pour désengorger Paris et lutter contre les problèmes de bidonvilles insalubres, les villes nouvelles font partie d’une politique d’aménagement du territoire datant du milieu des années 60 en France.
Jos Auzende suggère « C’est la conception d’une ville faite comme une machine, comme si la maison ou le lieu de vie était une machine à habiter. C’est une réflexion sur comment on habite ces mondes qui sont technologiquement modifiés ».
L’image se déroule à la manière d’un travelling de gauche à droite avec des cités « utopiques » sur une maquette, faisant défiler des petits écrans avec une image qui bug à l’intérieur. Aujourd’hui ces lieux sont passés de l’utopie à la dystopie. Une œuvre qui donne l’impression d’être dans un film de science-fiction, où les humains auraient déserté et les écrans les auraient remplacés, une perspective assez angoissante et loin de rencontrer l’idéal imaginé par les architectes de l’époque.
Machine for Living interroge la notion du progrès permanent,
où quelque chose se délite, s’émiette.
La liberté de notre regard remise en question à l’ère d’Internet
« Toutes ces images, il n’y a pas un pixel qui ne soit pas traqué ou traçable, notre regard nous appartient plus. Avant nous pouvions regarder librement, si nous regardons quelque chose aujourd’hui sur Internet, ce n’est plus le cas. On a perdu la souveraineté de notre regard » observe Jos Auzende.
Une antichambre à part s’intitule « Distributed Memories, laboratoire d’images », une pièce complétement créée par Sabrina Ratté. Il y a une approche plus organique, l’artiste interroge sur la culture du partage de l’image qui provoque parfois la saturation de notre regard. L’artiste a mélangé toutes ses recherches d’images et de fichier sons en collaborant avec Roger Tellier-Craig, artiste canadien également.
Un grand générateur propose une mosaïque d’images à travers différents écrans, et un petit bouton innocent permet de réinitialiser les images d’un seul coup dès que nous appuyons dessus. « L’artiste voulait parler de la mémoire et montrer cette fragmentation à travers ces images » confie Jos Auzende.
Au-delà d’une puissante esthétique, l’expérience proposée bouscule de façon salutaire notre perception et notre place face au numérique, alertant sur l’utopie d’un médium omniprésent avec ses risques d’addiction dans nos vies quotidiennes. Cette réussite d’alchimiste créatrice est à partager en famille même si un accompagnement nous paraît conseillé, pour mieux comprendre l’ambition de ces œuvres (très conceptuelles) et aller au-delà d’une seule immersion avec son kaléidoscope d’émotions.