Sam Szafran. Obsessions d’un peintre (Musée de l’Orangerie - Flammarion)
J’ai toujours pensé, comme Alberto Giacometti le disait, que la réalité est beaucoup plus forte que l’utopie, que le rêve ou le fantastique. Ce qui m’importe c’était moins de réussir une œuvre que de donner la possibilité aux gens de regarder un peu mieux. Le rôle de l’artiste était de donner un autre regard, un regard qui permet de voir autrement.
Sam Safran
Obsessionnel du motif
« C’est l’une des œuvres les plus secrètes et les plus poétiques de ce temps » rappelle Jean Clair, l’un des plus constants soutiens et perspicaces critiques de Sam Szafran dont la visibilité a toujours souffert de l’ostracisme des institutions françaises. L’exposition – complétée d’un catalogue passionnant – détricote enfin l’injustice jetée sur une œuvre trop vite étiquetée « inclassable ». Pour réhabiliter une œuvre « cultivant une forme d’insularité » selon Claire Bernardi, directrice du Musée de l’Orangerie.
Celui qui ne cesse de dire « Je me fous d’exposer » a toujours été à contre-courant :
figuratif à la grande époque de l’abstraction,
cultivant un goût pour des techniques passées de mode comme le pastel et l’aquarelle sur soie.
Julia Drost, cocommissaire et autrice du catalogue raisonné de Zafran
Un autodidacte, loin des artistes en escadrille
Solitaire, écorché vif malgré de solides amitiés picturales, Sam Szafran facilite la tâche des spécialistes d’ étiquetages simples. Son œuvre reste toujours à contre-courant : résolument figurative en plein triomphe de l’abstraction de l’Ecole de Paris, résolument vertigineuse quand l’objectification du pop art valorise un sur-réalisme, sans oublier ceux qui rejettent la « vanité du tableau ». L’utilisation du fusain – d’abord pour des raisons économiques (la peinture à l’huile était trop coûteuse) puis comme manifeste en hommage à Degas – et l’aquarelle, qui le font « naviguer » entre le sec et le mouillé – renforce l’ignorance d’institutions qui ne comprennent les artistes qu’en escadrilles !
Jeu d’équilibre entre l’ombre et la matière, entre le réel et l’illusion du réel, entre la multiplicité et l’unité,
l’art de Szafran oscille aussi entre l’Orient et l’occident.
Jean Clair.
D’autant que les « obsessions » sont traitées avec le modèle opératoire de la série – cher à Monet et ses Nymphéas – qui ne laisse peu de place au hasard. Au sous-sol du Musée, le labyrinthe d’une soixantaine de pastels, aquarelles ou fusains, embarque le spectateur dans un sillon onirique dont chaque étape livre leur asphyxiante rupture : Ateliers, « le chaos apprivoisé », Escaliers, « le vertige de l’espace », Feuillages, « L’invasion de l’intérieur ».
Moi, j’ai toujours vécu dans les escaliers.
C’est le côté territorial, physique, la survie, les petites bandes de mômes
qui tiennent un territoire.
Sam Szafran.
A l’abri du monde extérieur et de ses distractions
Cette marginalisation pendant quarante ans aura été pour certains « bénéfique » : « Production sauvage née de la main d’un écorché vif, l’œuvre a évité les hybridations, les contaminations et les compromis. » écrit Jean Clair, Quatre thèmes dans l’œuvre de Sam Zafran, Autoportrait au visage absent (Gallimard). « La lumière des tableaux, sous les verrières bleu nuit de l’atelier, est celle d’un monde premier. Géologie et botanique, zoologie et géomancie, génie : cette œuvre qui parle de feuillages, de plantes, d’escaliers, d’élévations et de vertiges d’ascensions et de maelströms, de croissance et de corruption, de lumière et d’ombre qui ploie et qui dépoile des espaces, qui plie et qui tord des espèces, est d’abord une genèse, un jardin antérieur de la Chute. »
Des ateliers chaotiques, creusets d’imaginaires
« L’œuvre intensément séduisante s’avère aussi difficile, exigeante, entrainant le spectateur dans les méandres des obsessions de son auteur. Insiste Claire Bernardi. Ni photographique, ni conceptuelle, ni réaliste, il s’agit d’une œuvre de la pensée, presque une œuvre au noir. (…) Vision de près, et vision de loin composent une peinture inspirée par les rêves. Les ateliers de Szafran, espaces impénétrables dont on ne sort pas assurément indemne, nous emmènent vers l’inquiétant familier » qu’elle convoque, comme chez Hitchcock, comme dans toute l’histoire d’un cinéma que l’a si profondément inspiré. »
Sauf qu’ici le visuel est recomposé à l’aulne du rêve, des techniques savantes ancestrales, calligraphie plutôt qu’une peinture, une pensée en mouvement plutôt qu’une image au repos. Même si des collages de polaroïds dévoilent sa méthode de travail.
C’est le cinéma, qui m’a amené à essayer de réviser toute la perspective
qui était basée sur une idéologie au XVe siècle, au Quattrocento,
à savoir une ligne d’horizon, avec les points de fuite.
Sam Safran à Louis Deledicq
L’infini abîme du huis clos : atelier, escalier, et feuillages
Des ateliers capharnaüms, des escaliers qui donnent le vertige, des maisons et des rues qui perdent leur structure, enfin les feuilles de philodendron, plantes ajourées reproduites avec un motif répétitif, qui menacent de nous absorber … forment un kaléidoscope des lieux clés d’une géographie intime d’un peintre qui a depuis longtemps choisi « son ghetto ». « Autant d’exemples, pour Jean Clair du foisonnement animal, végétal ou d’une cristallisation minérale dont l’œil du peintre aurait deviner les lois de croissance et, derrière elles, la profonde unité biologique.»
« On comprend mieux combien le traitement de l’espace chez Szafran, qui courbe l‘étendue qui la plie et la martèle comme un forgeron aplatit son métal et qui l’ouvre pour en faire enfin tout entière une surface plane, n’est pas un jeu arbitraire, ni un maniérisme, mais qu’il ‘est la nécessaire conséquence, de cette rêverie sur la vie des formes, sur l’unité d’un bios (….) c’est d’échapper finalement à cet anthropomorphisme triomphant mais étouffant qui fut celui de la perspective à la Re »naissance, et en allant au-delà de cette évolution naturelle, de s’ouvrir à des formes de vision non humaines, extra-humaines, de sorte à parcourir non seulement l’étendue de ce que nous connaissons, mais aussi des formes de l’étendue que notre œil ne distingue pas » Jean Clair, Quatre thèmes dans l’œuvre de Sam Zafran.
« C’est la poésie qui m’intéresse. La poésie et la métaphore. »
Quelle que soit « l’obsession » où cohabite le vide et son contraire, la saturation, l’obstination de l’autodidacte en documente chaque instant en « météorologies psychiques » titres de certains de ses fusains d’ateliers. Son inquiétude transforme toute vertu d’illusion du tableau en mise en garde de ses jeux trompeurs. Aucune certitude n’existe dans cette œuvre revendiquée – avec les conséquences que l’on sait – comme « irréductible » mais combien fascinante, « dont la beauté émerveille autant quelle désoriente » signent Julia Drost et Sophie Eloy à la fin de leur texte, en guise d’invitation à s’y plonger.
Pour mieux sortir du cadre.