Georg Baselitz, La boussole indique le nord (Thaddaeus Ropac Pantin)
Catalogue, avec un essai de Philippe Dagen, La Peinture corps-à-corps. Thaddaeus Ropac
Plus quelques jours pour découvrir la vitalité colorée d’un octogénaire qui jette sur d’immenses toiles son euphorie vis-à-vis d’une figure aimée. D’une énergie gestuelle juvénile, Georg Baselitz présente cinq séries récentes de 2020 et 2021 chez Thaddaeus Ropac Paris Pantin jusqu’au 27 mai 2023. Intégrant de nouvelles techniques – le monotype et le collage – le géant allemand dilate avec gourmandise la matérialité picturale dans un explosion de couleurs somptueuse stimulé par son épouse Elke, sujet de sa peinture depuis 1969. Et cet hédonisme est jubilatoire !
La jubilation de la matérialité picturale
Les peuples méditerranéens […] nous ont parlé d’anges au Paradis. Je ne crois pas à cela. Alors, quand je peins sur le sol, le contact vers le bas – sentir ce qu’il y a en dessous – est vraiment important.
Baselitz à Martin Schwander, 2017
Déjà pendant la récente Biennale de Venise, le géant allemand avait transformé le somptueux Palazzo Grimani en une image fête colorée, bousculant les ors du palais de l’ancien doge. Georg Baselitz récidive dans les vastes murs blancs de la Thaddaeus Ropac Paris Pantin. L’euphorie vitale est d’autant plus palpable qu’elle découle de son amour pour la femme aimée. Depuis la première peinture en 1969, Elke a été une constante dynamique t de son œuvre. Mais à plus de 80 ans, la jubilation colorée se dépouille de tout doute pour libérer une vitalité explosive.
Des portraits aux couleurs effervescentes
Ce qui n’empêche pas Baselitz d’élargir son vocabulaire visuel. Les surfaces peintes très aérées contrastent avec l’empâtement très dense souvent sombre de l’artiste comme l’a montré sa rétrospective à Beaubourg.
Sur l’ensemble des toiles exposées chez Ropac, l’artiste s’appuie une technique d’impression monotype qu’il a développée ces dernières années : il peint la composition sur une toile non tendue, avant d’y presser une deuxième toile lorsque la peinture est encore fraîche, créant une impression aérienne. En résultent, selon le critique d’art Gerhard Mack, « des figures qui se dissolvent de plus en plus. […] La couleur devient transparente [et les] figures presque flottantes, poreuses ».
Les gens vivant au nord des Alpes sont à la recherche de leur propre histoire, confie l’artiste en 2021, ancrée dans leur propre mythologie terrestre. Le titre de l’exposition, La boussole indique le nord, peut être interprété à la lumière de cette réflexion.
Qu’est-ce qui aurait pu le dissuader de peindre des corps féminins et masculins tel qu’il le fait dans ses toiles récentes, en les vidant parfois de presque toute substance ? La réponse est simple : il aurait pu ne pas s’y risquer parce que, ce faisant, il se place à grande, très grande, distance de l’immense majorité de l’art actuel. On dira que ce n’est pas nouveau et, depuis plus de six décennies désormais, il est cet outsider que l’on ne sait où ranger parce qu’il crée un œuvre absolument singulier et en contradiction flagrante avec les théories et les pratiques dominantes.
Philippe Dagen, La Peinture corps-à-corps, essai du catalogue
Défier la sensualité ambiguë du vêtement
Autre nouveauté de ces séries, une paire de bas de nylon désarticulés, rattachés au portrait inversé d’Elke est intégrée par collage. Le vêtement chargé d’érotisme sert de fil rouge, et de tremplins expressifs à de subtiles variations. Sa matérialité fait vivre les figures peintes à l’huile, et confère aux toiles une nouvelle dimension d’hédonisme.
Il y a deux ans environ, je me suis souvenu de Hannah Höch et de ses photos de bas. Je n’avais jamais osé faire de collages auparavant. J’ai trouvé cette technique merveilleuse. Mais la question était : comment pourrais-je utiliser cette technique dans ma peinture ? Puis j’ai rêvé de ces bas.
Baselitz, Interview NZZ am Sonntag, 2022
Tisser un lien constant avec l’histoire de la peinture
D’autant que la technique utilisée transfère directement la figure d’Elke sur un morceau de tissu libre que l’artiste fixe ensuite, sans le tendre, sur la toile Imprégnée de sa forme, le tissu implique un contact imaginaire avec le corps d’Elke, faisant du tableau « non point une image […] mais la manifestation matérielle d’une présence », comme l’écrit l’historien de l’art Philippe Dagen dans le catalogue accompagnant l’exposition.
Avec cette technique du monotype, rappelle le critique du Monde, l’artiste porte la peinture « à un point proche de l’épuisement et de la disparition », un effet visuel qui incarne la sensibilité avec laquelle Baselitz appréhende sa représentation d’Elke au fil du temps.
« Il travaille à partir des conventions mêmes de la peinture, et pourtant [est] peut-être le peintre qui a le plus détruit ces conventions » pour le critique Bernard Blistène. C’est le cas depuis qu’il a inversé sa toile pour la première fois il y a 50 ans, un jeu de composition qu’il poursuit depuis lors.
Forger sa propre voie au sein de la peinture
S’il met sans cesse à l’épreuve les conventions matérielles de la peinture, ses expérimentations de collage et de techniques de marquage, servent à inviter les visiteurs à contourner les « questions stériles » de la représentation dans la peinture. Pour se laisser aspirer par l’euphorie induite par la déstabilisation de la représentation de l’aimée. La narration débridée que ses nouvelles œuvres impliquent, n’aliènent jamais le peintre de son œuvre.
Au contraire, comme le affirme l’artiste : « cela me permet de réaliser ce que j’ai voulu toute ma vie. »
Baselitz, à l’âge qui est le sien aujourd’hui, remet en cause son art comme il l’a fait autrefois en renversant les figures : rare exemple d’une capacité de renouvellement qui se rit du passage du temps. Il continue à mettre la peinture à l’épreuve.
Philippe Dagen, La Peinture corps-à-corps, essai du catalogue
Magnifique constante d’un grand maître partageant d’intenses moments de chromatismes acidulés qu’il faut vivre de près dans les vastes salles silencieuses de Thaddeus Ropac.
Loin du bruit et des images digitales jetées en flux tendus dans nos yeux fatigués .
#Olivier Olgan