Cinéma en salles : Josef Mysliveček dit Il Buemo, de Petr Vaclav (2023)
en salles, le 21 juin
Avec une précision d’orfèvre, le cinéaste tchèque Petr Vaclav sort de l’ombre un génie de la musique trop vite éclipsé par Mozart, Josef Mysliveček (1737-1781) dit Il Boemo. Le musicien tchèque connu aujourd’hui des seuls musicologues fut pourtant l’un des compositeurs d’opéra les plus prolixes et acclamés d’Italie où il fit toute sa carrière. Pour Jean-Philippe Domecq, ce biopic clinique du statut fragile de musicien reconstitue fastueusement le climat musical du XVIIIe siècle et s’impose comme l’un des plus grands films sur la musique. A voir – et entendre ! – en salles dès le 21 juin.
Même quand on n’est pas amateur d’opéra
Une de nos ministres de la culture, Roselyne Bachelot, parlait avec savante gourmandise de l’opéra, qui était manifestement sa racine culturelle. D’aucuns peuvent aussi trouver cet art, qui se voulut « total » puisqu’il conjugue musique, chant, théâtre, paroles, et plastique des décors, plutôt artificiel et, somme toute, saturé, saturant, daté peut-être même.
https://youtu.be/C5n7Pwixwn0
Ainsi n’est-il pas mauvais de partir de telles de ses limites et propres lourdeurs, pour faire comprendre à quel point elles ont été soufflées, magistralement démenties par une œuvre qui nous a ouvert à ce à quoi nous étions fermés. C’est ce qui m’est arrivé, et arrivera à plus d’un avec le film qui, le 21 juin en salles, campe l’histoire vraie d’un grand musicien célébré en son temps mais effacé depuis.
Telle est la force de cet autre « art total » qu’est le cinéma, que, dès la première séquence d’Il Buemo, nous sommes ébranlés par un long chant de soprano, caméra ne montrant quasiment que le visage, qui a beau être celui d’une belle et grimée cantatrice, est fatalement déformé par l’intensité de l’effort. Ce visage de l’actrice Barbara Ronchi, doublée par la cantatrice slovaque Simona Saturova, nous fait face, le moindre mouvement des traits sur fond de décor scintillant ressort et saille implacablement, tant le visage est implacablement cadré serré ; les paroles sont de ces paroles de livret qui a priori nous paraissaient datées, convenues ; d’une certaine façon elles le sont, de même que les légères inclinaisons de tête sont du registre de théâtralité archi convenu à l’opéra… et pourtant. Pourtant l’on est saisi et l’on vibre, on part à l’unisson, porté par l’air, oui, l’air chanté qui retentit dans l’air poudré de l’opéra, de tout opéra…
Et l’on commence à comprendre qu’on n’avait rien compris avant cela.
Coincé entre Mozart et Haydn
C’est sans doute l’intelligente ambition du réalisateur, le Tchèque Petr Vaclav (dont on pourra lire le long entretien qu’il a accordé à la revue mensuelle de cinéma Positif) : choisir un artiste classé « mineur » mais assez fin et fort dans son art pour nous désigner les sommets d’émotion auxquels nous font accéder les plus géniaux. Ainsi sommes-nous bien cueillis là où nous sommes en tant que spectateur et sensibilité lambda ; si cela passe à quelqu’un comme nous, c’est donc bien dû entièrement à l’art. Musical et cinématographique en l’occurrence.
Josef Myslivecek n’était ni moyen ni suprême compositeur.
Il Buemo aurait pu rester parmi les plus grands, si ne lui avait manqué le « je ne sais quoi » qui fait d’un grand artiste un grand créateur. Le fait est que ce musicien tchèque garde sa réputation dans l’histoire, et sa musique, que le film nous livre, mérite d’être redécouverte, et écoutée même en voiture sur autoroute entre Italie et Tchéquie, pourquoi pas ? Il est des baffles capitonnés qui font acoustique d’opéra sur fond de paysages européens ; à de telles conditions d’écoute, ni Joseph Haydn (1732 – 1809) ni Wolfgang Amadeus Mozart (1756 – 1791) n’avaient pu penser en composant leur musique qui nous tire en avant allègrement et pas modérément ; ce n’est pourtant pas la plus mauvaise condition pour l’apprécier. C’est en tout cas entre ces deux grands que Myslivecek eut le bonheur et le malheur de vivre, coincé entre Haydn qui dominait la musique européenne et l’enfant Mozart qui allait apprécier grandement son œuvre et même, mais plus tard, trop tard, rendre un de ses morceaux célèbres aujourd’hui encore, qu’on baptisera « Il Buemo ».
Un méconnu prolixe de Bohème
Né en Bohème, à Prague en 1737, et mort à Rome en 1781, Josef Myslivecek a fait une brillante et méritée carrière avec ses opéras à l’italienne, une trentaine, ainsi que nombre de symphonies et œuvres de chambre, qui lui valurent acclamations, succès, et commandes de la part des petites cours d’Italie qui se disputaient les compositeurs et les guettaient pour les rafler aux cours concurrentes. C’était une époque où la culture était un enjeu concurrentiel de prestige, où des roitelets par ailleurs plats ou vulgaires se sentaient obligés d’être cultivés en musique, pour tenir leur rang sur l’opinion et sur leurs voisins de princes. Des séquences du film nous montent rituellement de ces scènes de loge où les salutations des grands à têtes de glands couronnés obligent l’artiste à rougir et saliver d’être élu pour la prochaine saison à Naples, ou à Venise, etc… Le bel Etc de la carrière.
Un carriériste récompensé
A ce jeu, notre musicien de Bohème débarquant là en marquis de Caradeuc ébloui et modeste, ne manque pas de séduire, involontairement, puis plus ou moins volontairement. L’acteur Vojtech Dyk, qui n’est pas sans rappeler la passivité puissante de Ryan O’Neal d’un autre carriériste de même époque, Barry Lindon, filmé par Stanley Kubrick en 1975, interprète les nuances et gradations de l’arrivisme nécessaire à tout musicien ou sculpteur de l’époque qui avait besoin d’une place pour faire tout simplement exister son art, et, de là, si possible, le faire retentir. Au-delà, cela dépend de la force créatrice.
Masques et tentures, lyrisme et libertinage
Physique avantageux qui s’ignore et plaît par là-même, le musicien débarqué d’Europe centrale qui ne demande qu’à composer son art, est pris par la main de belles cantatrices et/ou libertines, qui l’entraînent dans leurs loges et salons où il pourrait tout à fait croiser, entre deux masques vénitiens, Casanova.
L’une des forces novatrices de ce film est de faire jouer les protagonistes féminins de sa carrière par des actrices qui savent être cantatrices autant que courtisanes. Le tout dans un climat d’étreintes particulières, très, ou collectives, qui sont d’une liberté sensuelle tout à la fois historique et leçon pour notre époque qui se veut très libre et l’est, sans nul doute, mais la volupté a l’air d’un autre âge quand on voit ces baisers frôleurs et ces seins pâles tandis que la cantatrice, rageuse, proteste que les hommes lui ont toujours reproché d’en « avoir là », et de se frapper la tempe de ses beaux doigts peints et énervés. Et une grande dame de tomber dans les bras du héros qui débarque en plein collectivisme sexuel sans comprendre tout de suite que si elle se pâme contre lui, c’est qu’elle a quelqu’un sous sa longue, très longue robe.
Une lucidité tardive
Josef Myslivecek, s’il fut très remarqué dans la période préclassique, comprit un peu tard qu’il fallait passer à compositions « plus simples », comme il le dira vers la fin à sa cantatrice d’autrefois qui ne retrouve plus, dans la partition qu’il lui propose de décrypter, les trilles qui émulsaient sa voix et mettaient les balcons d’opéra en pâmoisons et délires. C’est ce morceau qui, rebaptisé par Mozart, sera ce que Myslivecek a composé de plus innovant. Il mourra peu après, le visage sanglé par une muselière de cuir pour masquer et tenir sa peau minée par une syphilis de stade tertiaire, qui donne au cinéaste le motif d’un flashback général qui tend le spectateur du film jusqu’à cette fin pathétique (qui n’est pas sans rappeler la déchéance d’un Salieri dans l’asile de fous dans Amadeus de Milos Forman.
Le père de Myslivecek ne voulait pas que ses fils fassent de la musique. Pourtant, Myslivecek a fait une plus grande carrière en Italie que Mozart.
Entretien à la revue de cinéma Positif (juin 2023, n° 748)
Pour aller plus loin
A (re)voir :
Amadeus (1984), de Milos Forman, compatriote de Petr Vaclav
Casanova (1976), de Federico Fellini, pour l’époque et ses masques libertins
Confessions of a Forgotten One, film documentaire sur Josef Mysliveček de Petr Vaclav.
A lire : le dossier de la revue de cinéma Positif (juin 2023, n° 748) avec un entretien de Petr Vaclav par Bernard Génin et Yann Tobin intitulé significativement « Filmer l’opéra de la même manière que la vie », où le cinéaste témoigne, outre de son projet esthétique, de son souci de restitution historique : « Les riches étaient dans les loges, le petit peuple se prenait leurs déchets sur la tête. Le public dînait sur place, jouait aux jeux de hasard, il faisait l’amour. » Et le long compte-rendu de Pierre Eisenreich, « Au premier rang », salue notamment « le choix de la distribution des actrices dont la qualité de jeu et la beauté forment les vrais jalons de l’inspiration et de la poésie musicale de Myslivecek ».