Littérature : A ma sœur et unique, de Guy Boley (Grasset) Prix des Deux Magots
Une vocation de découvreur
Le Prix des Deux Magots a été créé en 1933 pour la brasserie éponyme de Saint-Germain des Près sur le modèle des Prix Goncourt (1902), Femina (1904), Renaudot (1926) Le 25 septembre a été désigné son 90e Lauréat. Sa vocation de découvreur est de récompenser un livre de langue française paru durant l’année précédant sa remise (de septembre à septembre). « Son rôle est de défricher, insiste son président Étienne de Montety, de mettre en lumière un talent littéraire, romancier ou essayiste, qui vient d’éclore ou qui ne bénéficie pas de la reconnaissance qu’il mérite ».
Une délibération publique
De façon spectaculaire, la délibération s’effectue en public. Présidé par Étienne de Montety, écrivain et ancien Lauréat, le jury réunit les écrivains suivants : Laurence Caracalla, Isabelle Carré, Jean Chalon, Jean-Luc Coatalem, Eric Deschodt, Pauline Dreyfus, Clara Dupont-Monod, Benoît Duteurtre, Pierre Kyria, Marianne Payot et Abel Quentin. Il devait se prononcer à partir de quatre finalistes, issus de scrutins précédents: Guy Boley, À ma sœur et unique (Grasset), Nicolas Chemla, L’Abîme (Le Cherche Midi), Julie Héraclès, Vous ne connaissez rien de moi (JC Lattès) et Gaspard Koenig, Humus (L’Observatoire)
Après une discussion serrée, le lauréat annoncé à l’issu du premier tour est Guy Boley, À ma sœur et unique, Grasset ; il succède à Louis-Henri de La Rochefoucauld, lauréat 2022 pour son livre Châteaux de sable (Robert Laffont).
Dénazifier Nietzsche
Nietzsche s’est battu pour le bien de l’humanité, il voulait “éveiller dans le vulgaire le génie endormi”, prônait un monde de paix et non de guerre. Je lis des horreurs sur lui, c’est faux. Il n’était ni antisémite, ni facho, ni misogyne. J’ai voulu montrer qu’on l’avait nazifié, notamment Elisabeth, qui a truqué et falsifié nombre de ses écrits.
Guy Boley à la réception du Prix des Deux magots
Les universitaires ont déjà balayé depuis des décennies les accusations d’antisémitisme portées à l’encontre de l’auteur d’Ecce Homo : « Depuis près d’un demi-siècle, on peut désormais suivre enfin le développement de la pensée de Nietzsche par-delà toutes les déformations dont il a pu faire l’objet » insiste par exemple le philosophe Marc de Launay dans son «Nietzsche et la race» (2010).
L’ange brun et le grand détournement.
Documenté et habité de son personnage, la force du roman de Guy Boley est d’ enfoncer le clou d’une langue irradiante, et pointer sa sœur cadette Elisabeth Förster-Nietzsche comme la responsable de cette consternante falsification historique et littéraire.
Le « lama », comme le surnommait Nietzsche prend cher, dans cet implacable usurpation ; cette mégère – de sœur aimante et fascinée par le génie fraternel devient une boutiquière qui fait de l’aura de son frère, l’instrument de sa conquête de pouvoirs, d’honneurs et de fortune.
L’aventurière a tenté de fonder avec Bernhard Förster une colonie ‘antijuive’, la Nueva Germania au Paraguay dont elle revient ruinée et veuve. Subjuguée par les Wagner, elle comprend les écrits et la notoriété de son frère sont à la fois une chance et un tremplin pour une revanche sociale, quitte à faire le vide autour de lui. Elle constitue et détourne les Archives Nietzsche à son seule profit. Médiocre intellectuellement mais très intéressée financièrement, elle a su tirer efficacement parti de l’ascension du nazisme.
A force de séquestration – elle isole son frère exigeant le paiement d’un ticket d’entrée pour toute visite -, de caviardage, – elle reprend tous ses écrits qu’elle n’hésite pas à ‘nazifier’, de falsifications, – elle écrit même des pages qu’elle signe du nom de Nietzsche, elle fait sa fortune et sa propre gloire, mais porte le coup de grâce à la postérité de son frère en vendant ses écrits à Hitler : le philosophe est considéré à tort, mais déconsidéré, comme un précurseur du nazisme … Il était temps de faire le roman vrai de ce grand détournement.
Ecrivain inclassable, mais surtout contre l’esprit germanique
Tous ceux qui ont buté un jour au l’autre sur les écrits de celui que Guy Boley appelle le « fugitif errant », trouveront dans son récit, fruit de trois ans de travail, la clarté et le souffle pour s’en approcher à nouveau. Il balaye la tarte à la crème épaisse du « surhomme » pour dessiner un esprit libre, qui revendique de vivre avec jubilation, malgré « la mort de Dieu » et la folie le guettant.
L’ancien cracheur de feu et funambule brosse son héros, avec ses faiblesses et ses vertiges, mais bien de chair et d’os. Il dégage des perspectives éclairantes et éclairées de son « éboulis de chefs-d’œuvre ». Une fois refermé, vous aurez envie de vous y plonger. Les traductions récentes éclairent mieux son œuvre et son actualité tant « le seul but aurait été de mettre le feu à tout : à la morale, à l’État, à la religion, aux valeurs périmées d’une Allemagne épuisée » rappelle Boley.
Humain, trop humain
Au fond, Nietzsche n’en a pas fini avec un héritage romantique : le culte du génie. Et le génie, pour lui, c’est évidemment un phénomène rare et toujours solitaire, qui n’a que faire par conséquent de tout ce qui est embrigadement et allégeance.
Marc de Launay, Nietzsche et la race.
Loin du pur esprit ou du fou mélancolique, le romancier le rend humain, très humain, aussi hédoniste que drôle. Espérons qu’enfin, la roue tourne en faveur d’une lecture attentive, débarrassée des connotations partielles et fautives. Ce qui ne le rendra pas plus facile à comprendre!
Cette amusante roue qui chez chacun de nous se prédit, se déroule, se délite et s’enfuit, Nietzsche l’avait nommée : l’éternel retour. Il en avait fait un précepte, une théorie, un acte de foin assemblage de mots et conjonctions de phrases, et pour finir des livres. Des livres aérés, des livres prophétiques, des livres camisoles.
Guy Boley, A ma sœur et unique
A partir de ce 90e anniversaire, le Prix des Deux Magots qui révéla Marc Lambron, Marc Dugain ou encore Serge Joncour, devient le premier grand prix littéraire de la saison.
Rendez-vous le dernier lundi de septembre 2024.
#Olivier Olgan