Smooth Talk, de Joyce Chopra (Carlotta Films Blu-ray 4K)
Le titre fleure bon la suavité adolescente. Ne vous y fiez pas ! Courrez acheter ce film de 1985 d’une réalisatrice américaine peu connue Joyce Chopra. Carlotta films a eu la fameuse idée pour Jean-Philippe Domecq de ressortir cette pépite Grand Prix du Jury au Festival de Sundance 1986 en Blu-ray restauré en 4K. Cette chronique sensible sur l’adolescence commence en effet un peu trop gentiment pour finir dans un désir trouble sous haute tension. Ambiguïté de fantasme garantie…
Bonheur des rééditions sélectives : vive Carlotta Films !
Toutes les maisons d’édition ne font plus leur travail historique, qui consiste à publier, grâce à des titres rentables, des titres plus risqués parmi lesquels certains, absolument pas rentables à court et moyen terme, deviendront plus rentables que les plus rentables.
Exemples, au choix, large choix : Rimbaud (quelques exemplaires de son vivant à compte d’auteur), Stendhal (800 exemplaires du Rouge et le Noir devenu best-seller depuis), Kafka (quelques pages de son vivant, mais publiées par un jeune éditeur des plus attentifs, ayant remarqué aussi Robert Musil, auteur d’un monument de la littérature moderne autrichienne, L’Homme sans qualité, dont seul le premier tome parut de son vivant), etc… vieille histoire, dira-t-on. – Non pas, répondra-t-on de nos jours, car les grands éditeurs ne sont plus que « gros », ils misent tout sur les « gros » auteurs pour « gros » public qui effectivement confirme les visées commerciales, et tant pis pour le grand public.
Le « grand public », différent du « gros », quel est donc ce distingo ? J’y viens : le cinéma, dont tout film a besoin d’un gros investissement préalable pour être tournable, prouve que les œuvres les plus exigeantes ont la faveur d’un vaste public, qui, du coup, les rentabilise.
Ainsi le qualitatif rejoint bien le quantitatif. Encore y faut-il l’audace et le sens du pari esthétique et historique qu’ont bien des producteurs.
De même dans l’édition cinématographique, il y a des maisons qui font un travail de proposition remarquablement qualitatif, pour notre grand bonheur de grand public, grâce aux ouvrages et DVD qu’elles nous offrent très régulièrement. J’ai déjà glissé, dans mes articles, ma gratitude de cinéphile à l’égard de Carlotta Films. Cette fois, je ne vous dis que deux choses : consultez par internet son catalogue; et, autre preuve : Smooth Talk, film rare que Carlotta vient d’exhumer.
Tiré de l’univers subtilement étouffant de Joyce Carol Oates
C’est une Américaine prénommée Joyce, Joyce Chopra, qui, en 1985, tire ce film d’une nouvelle d’une autre Américaine également prénommée Joyce, Joyce Carol Oates (1938- ), fameuse romancière et si prolifique que ses éditeurs lui demandent de publier plusieurs de ses romans sous plus d’un pseudonyme. Elle a inspiré les cinéastes, notamment Laurent Cantet (Foxfire, confessions d’un gang de filles, 2015) et Andrew Dominik (Blonde, 2022, audacieuse relecture de la biographie de Marilyn Monroe, disponible sur Netflix).
Grand Prix du Jury au Festival de Sundance 1986, restauré en 4K
Annoncé comme « l’été de tous les désirs et de tous les dangers », Smooth Talk restitue l’univers réalistement contextualisé, familier, très classe moyenne, dont Joyce Carol Oates sait faire exsuder les pulsions et refoulements explosifs. Elle se serait d’ailleurs inspirée d’un fait divers, avec crimes en série, qui avait alerté et angoissé l’opinion.
La nouvelle, Where Are You Going, Where Have You Been ?, qui pour l’édition française fut intégrée au recueil de nouvelles intitulé Corps, anciennement paru chez Stock, est une chronique de l’adolescence d’une jeune fille qui n’en peut plus de sexe qui s’ignore, et dont le fantasme va s’incarner au point troublant où on ne sait plus si l’homme qui se présente n’est pas trop exactement ce qu’elle craint et désire.
Interprété par les magnétiques Laura Dern (Sailor et Lula) et Treat Williams (Hair), cela va se terminer par un duo de vingt minutes de film lourd de menace, pour aboutir à un final troublant d’ambiguïté.
Ce qui commence dans l’étouffement s’achève souffle court
Le début du film nous confronte aux échappées de trois jeunes filles qui ne pensent qu’à filer de chez les parents pour aller voir les garçons au centre commercial du coin, à la sortie d’une petite ville américaine, du temps des années Reagan où la mère est vouée à la maison et à projeter sur ses deux filles ses frustrations et nostalgies tandis que le père est bien brave et se dit surtout content d’avoir droit à sa maison et la liberté de boire une canette dans son jardin le soir. Connie, qui a quinze ans, se morfond dans l’été de vacances qu’elle a à tirer ; elle manigance toutes occasions pour faire tourner la tête des garçons qui eux aussi traînent leur été et leurs regards ; ils roulent des hanches en jeans, Connie aussi est en jeans mais short, très short. Les gars ne sont pas si lourds, du reste ; ils se présentent en fauves qui attendent. Nous attendons aussi, nous demandant si on ne va pas en rester à une chronique de petits désirs latents. Une chose toutefois commence à nous frapper, c’est que lorsque Connie se laisse enfin entraîner dans une voiture, le gars est délicat et sensitif dans ses caresses préliminaires ; puis n’insiste pas lorsque brutalement elle l’interrompt et le laisse en plan.
La tentation de Satan en très psychologue James Dean
Et puis voilà un après-midi où Connie refuse de partir pour un barbecue chez des voisins avec ses parents et sa sœur cadette qui, répartition classique des rôles, joue la fille modèle pour sa mère qui traque l’aînée de toutes ses envies que sa génération des années 50 ne pouvait songer à revendiquer et vivre « si tôt ». Connie est seule, elle est allongée sur la terrasse, il fait très chaud, ses cuisses nues se croisent et se décroisent, elle rentre dans la maison, derrière la moustiquaire elle voit arriver une grosse décapotable rouge à intérieur blanc ; deux types, le passager va rester de profil avec transistor collé à l’oreille, il ne s’avèrera pas le moins inquiétant des deux ; l’autre, au grand volant crème, beau garçon plus décuplé que James Dean dont il reprend les étirements et la nonchalance balancée lentement entre portière et capot de bagnole.
La fin de l’innocence
Le problème pour Connie, c’est qu’il lui parle sans discontinuer, d’une voix suave et sûre, ne la lâche pas d’un mot, pour lui dire des choses, mais des choses… exactement celles qu’elle se dirait, si elle osait.
D’où ses interruptions « On ne parle pas comme ça ! », « Comment le savez-vous… ! », et lui de répéter, en boucle de lasso verbal, qu’il la connaît bien, qu’il « sait que c’est ça », etc. Commentant l’étrange numéro à six chiffres sur l’aile longue de sa voiture – sans dire qu’il s’agit de chiffres de l’Ancien Testament annonçant Satan. En vérité il faisait partie des garçons qui l’avaient observé en ville, il lui avait même fait signe, masqué de ses Ray Ban, comme quoi il l’avait à l’œil.
Nous nous retrouvons à partager la panique croissante de Connie, qui ne sait pas comment s’en sortir et peut-être ne le veut pas puisque le type reste terriblement calme et nonchalant, danseur accompli au ralenti de gestes félins et apparemment courtois sous son langage de base, plat mais insistant, filant, sans laisser respirer le moindre silence.
On craint le soudain déferlement, l’agression physique, le viol. Elle acceptera bel et bien de « faire un tour » dans la décapotable avec lui seul, qui lui répète qu’il sait que les parents ne rentreront que le soir.
Lorsqu’ils rentrent et trouvent leur fille de retour apparemment calme, ils ne peuvent deviner. Et nous ? « La chose » s’est-elle passée entretemps ? Ah, lorsque la réalité vient exactement exprimer le fantasme…
En tout cas, on a vu à l’œuvre un type qui, tout élémentaire, sait discourir et envoûter comme le plus stratège des psychologues.
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