L’ardent vibrato de « Il neige sur le pianiste » de Claudie Hunzinger (Grasset)

(Artistes inspirantes) Est-ce parce qu’un « extraordinaire petit renard » lui a ouvert grand la voie du romanesque que la narratrice de Il neige sur le pianiste (Grasset)  a l’idée folle de faire d’un interprète virtuose de Bach son captif ? Dès lors, elle a deux amours, « un du jour, un de la nuit ». Un désir majuscule pour Anne-Sophie Barreau, plane au-dessus du dernier roman de Claudie Hunzinger, prix Femina 2022 pour Un chien à ma table. 

Qui a lu Un chien à ma table, prix Femina 2022 (Grasset), sait que la narratrice de Claudie Hunzinger qui lui ressemble, devine-t-on, comme deux gouttes d’eau, vit loin de ses contemporains en pleine montagne vosgienne près d’une nature sauvage qui ne laisse pas de l’émerveiller.
C’est elle,  pas de doute, que l’on retrouve dans Il neige sur le pianiste :

« Suis plutôt du genre kaléidoscope éclaté en oscillations entre plusieurs peaux : oh ! ce papillon, oh ! cet éclat de lumière, oh ! ce brin d’herbes, oh ! ces longues hypoténuses ! »

 Pas de chien cette fois, mais un renard dont l’arrivée dans la vie de la narratrice après qu’il a tracé autour de la maison « quelque chose comme un cercle magique », est comme un coup de tonnerre :

« Le climat autour de moi avait changé, et le bruit de fond, et je me savais au bord d’une sombre aventure enchantée. Et puis, un renard n’est pas un animal comme les autres. N’est-il pas le maître du jeu romanesque ? »

Romanesque, le mot est dit.

Il se présente bientôt sous les traits d’un jeune pianiste virtuose, interprète de Bach, qu’elle rêve d’entendre jouer – un Steinway, ça tombe bien, a été opportunément laissé par les anciens propriétaires dans le grenier – qu’elle décide ni plus ni moins de « séquestrer » quand celui-ci vient lui rendre visite après qu’une correspondance a débuté entre eux. Il suffit de laisser les phares de la voiture allumés et le tour est joué, si en plus la neige tombe toute la nuit…

Claudie Hunzinger joue du paradoxe romanesque de la narratrice à la première personnes Photo Christel Ehretsmann

« Demain, son épaisseur sera parfaite. Il ne pourra plus repartir. Je le vais le retenir. Le garder. Je vais le séquestrer ».

Notons au passage que le pianiste lui a été apporté sur un plateau par une amie proche. C’est elle, l’amie, au départ, qui a une histoire avec lui. Les écrivains, semble nous dire Claudie Hunzinger, ne sont-ils pas depuis toujours de grands prédateurs qui n’hésitent pas à chiper les histoires des autres ?

Dès lors, renard d’un côté, pianiste de l’autre

L’un est l’autre enchantent le cercle magique de ce « bizarre roman d’amour ». Le pianiste se met à jouer : « Cinq minutes plus tard, au-dessus de ma tête, pour la première fois, le Steinway a résonné dans la maison, et les onomatopées, j’aurais pu en ramasser comme des grêlons. Il en pleuvait. Je ne pourrais pas dire s’il s’agissait de musique. D’abord un orage. Puis, on aurait dit deux fouines se disputant un territoire. C’était hargneux et répétitif. Un combat de griffes et de gueules ».
Quant au renard, la narratrice ne va pas dormir tant qu’il n’est pas passé : « Il lui arrive de venir bien après le crépuscule. Tard dans la nuit. Quelle heure est-il ? Je m’en moque, avec les années, je ne dors plus beaucoup. Cinq heures me suffisent. Je l’attends.

Mon histoire avec lui, c’est comme assister à mon dernier amour ».

La première nuit, le jour 1, la deuxième nuit,  le jour 2…

Les nuits et les jours s’égrainent façon roman noir. N’oublions pas que le pianiste est retenu contre son gré. Tout cela pourrait mal se terminer (comme dans Misery de Stephen King). Fausse piste.
Cette scansion rappelle bien plus cette merveille pour la narratrice d’avoir sous son toit « une sorte d’animal fabuleux en lien direct avec l’univers des sons ». Un animal auquel elle s’intéresse discrètement parce qu’elle trouve cela « fiévreux, drôle, palpitant ».

Fausse piste certes mais maintenant qu’elle l’a attrapé, elle ne va pas le relâcher de sitôt. Et comme elle n’est plus à une folie près, bientôt, elle ose entrer la nuit dans sa chambre pour le regarder dormir. La première fois, tandis qu’elle voit des aigrettes lumineuses sillonner le corps enveloppé de son drap, elle pense qu’elle vient « de surprendre le corps de la musique en plein dans un rêve ».     

Mais que les choses soient claires

La narratrice ne veut pas dans cette histoire, « aller du côté des deux Marguerite » 

Yourcenar et Duras, du côté des femmes que la vieillesse a transformées en crapaudes sacrées, l’une en houppelande, l’autre à col roulé, du côté de la passion pour un homme beaucoup plus jeune. Ça ne me dit rien du tout, la passion, son emprise. Donc, c’est non. Pas la bouche ».

Il n’empêche, ils parlent d’amour :

Lui : « qu’est-ce que c’est l’amour a-t-il répété ? Et comme s’il rêvait éveillé, il a murmuré C’est une vibration, se connecter à cette vibration, vibrer avec elle, se rendre vulnérable, vibrer, trembler s’il le faut comme une feuille qui se laisse faire, que le vent fait danser, et qui finalement tombe de l’arbre »

Elle : « En ce moment, je suis amoureuse d’un renard. Mais c’est à sens unique heureusement. Ce serait étouffant à deux n’est-ce pas ? J’aurais horreur de ça, d’une passion partagée. Vous vous rendez compte si tout à coup le renard m’aimait ? Si j’étais sûre de son amour ? Il manquerait quelque chose, une dimension. Evidemment ce serait plus confortable, mais il manquerait l’infini qu’offre le véritable amour ne demandant aucune réponse ».

À la fin le pianiste est délivré. Le renard lui continue de venir.

« Chaque soir, quelque chose d’extraordinaire se montrait. Il faudrait n’avoir jamais vu un renard de sa vie pour ne pas y reconnaître un prodige. Et ce n’était jamais sûr. Cela pouvait ne plus advenir. Cesser. Aussi, je ne me lassais pas du surgissement de sa beauté et j’attendais ce moment, j’y pensais toute la journée comme à une fête qui ne m’était pas due.

C’était offert. Et à l’offert, chaque soir, je rendais son offrande ».

Le monde resplendit.

Anne-Sophie Barreau