Culture

Kinngait, territoire inuit Nunavut - La collection Claude Baud et Michel Jacot (Centre culturel canadien)

Auteur : Thierry Dussard
Article publié le 16 septembre 2024

Kinngait est un petit village inuit du territoire Nunavut, au nord du Canada. A peine 1500 habitants en connexion avec la nature et l’au-delà qui développent un sens artistique impressionnant, en estampes et en sculptures. L’exposition au Centre culturel canadien jusqu’au 17 janvier 2025 illustre pour Thierry Dussard  à la fois la richesse d’une coopérative artistique unique au monde et le regard d’un duo de collectionneurs franco-suisse Claude Baud et Michel Jacot qui a contribué, depuis des décennies, à faire connaitre l’art inuit du Canada.

 

Myorek Ashoona, Hibou de la toundra, 1982 Col. Claude Baud et Michel Jacot photo ©  WBEC, Kinngit, Nunvut

L’Art qui vient du froid

Trente ans de passion, de voyages, et de coups de cœur, ont suffi pour réunir cette collection. Fruit d’un duo de collectionneurs franco-suisse, Claude Baud et Michel Jacot, on ne verra ici qu’un échantillon des 3320 œuvres rassemblés au fil des années, mais il offre un coup de projecteur unique sur la production artistique de la coopérative artistique inuit de Kinngait, un village situé à 62° degrés nord (Paris : 48°N) sur le territoire inuit Nunavut .

Nunavut, « notre terre »

La nuit polaire est en ce moment sur le point de tomber, et de plonger dans l’obscurité jusqu’au printemps prochain les habitants de Kinngait. Le village s’appelait autrefois Cape Dorset, nommé ainsi par un de ces marins perdus à la recherche du passage du Nord-ouest. Rebaptisé Kinngait, qui signifie « hautes montagnes » en inuktitut, la langue mystérieuse des Inuit, il témoigne de la volonté de reconquête de leur identité. L’exposition célèbre ainsi le 25e anniversaire de la fondation du territoire du Nunavut en 1999.

Pootoogook Qiatsuk, Oiseau, 1990 Col. Claude Bud et Michel Jacot photo ©  WBEC, Kinngit, Nunvut

Des coopératives artistiques

Certes, la reconnaissance du Canada à l’égard des nations autochtones est tardive, mais elle se manifeste de façon effective, et par un soutien financier constant. Exemple, l’approvisionnement de ces coopératives où l’on trouve aussi bien de quoi se nourrir et s’habiller, mais aussi le matériel indispensable à la pêche et à la chasse. Au détour d’un rayon, on découvre également une gravure ou une sculpture, qui se retrouvent à Ottawa, Toronto, ou Montréal.

Les Inuit remplacent les Esquimaux

L’art inuit contemporain serait né en 1948, lorsqu’un jeune artiste de l’Ontario, James A.Houston, découvrit les sculptures en saponite d’Inoucdjouac. Emerveillé par les qualités des objets, il encouragea ceux que l’on appelait alors les « Esquimaux » à exposer leurs travaux. Trois ans plus tard, une exposition à Montréal rencontrait un immense succès commercial. Elle a permis aux Inuit de diversifier leurs revenus, et plus encore d’affirmer leur identité artistique.

Pitloosie Saila, Hibou faisant sa cour, 1985 – Kenojuk Ashevak, Hibou évoluant, 2000La visite, 2002, Collection Claude Bud et Michel Jacot photo ©  WBEC, Kinngit, Nunvut

Haro sur les ‘rapaces à peau blanche

De façon significative, le terme « esquimau » (qui parle un langage étrange), a été remplacé par le mot « Inuit » (pluriel de Inuk : homme). Des hommes soucieux de revendiquer leur culture et de proclamer leur langue, sans passer par les mots des « rapaces à la peau blanche », selon l’expression de l’écrivain et critique d’art Michel Butor. Car les peuples premiers de l’Arctique n’ont pas attendu les trappeurs, ni les marchands d’art, pour fabriquer des outils qui illustrent un savoir-faire et un sens esthétique sophistiqué.

Igloos et chiens de traîneau

Animaux et personnages possèdent parfois une double dimension, magique et religieuse, qui remonte à 2500 ans avant notre ère. Cette période pré-Dorset, dont les hommes traversèrent le détroit de Béring vers l’Alaska, précède la culture Thulé autour de l’an 1000, qui s’est déplacée encore plus à l’est, au Canada puis au Groenland. Ils apportèrent avec eux les techniques de chasse à la baleine, l’oumiak (le bateau en peau) et les chiens de traîneau.
Mais aussi les igloos, et les tentes aux piquets en os de baleine, ou en défense de narval.

« A Kinngait, on ne trouve aucune sculpture en os de baleine, parce que cet animal ne fréquente pas ces eaux. Ni représentation de narval, qui préfère des latitudes plus froides, encore plus au nord »
Claude Baud, collectionneur

Ningeokulk Teevee, Le premier hibou, 2008Kenojuk Ashevak, Le retour du soleil, 1993,Meelia Kelly Eveil, 2004 Col. Claude Bud et Michel Jacot photo ©  WBEC

Le mot « art » n’existe pas

Les artistes s’inspirent de ce qu’ils ont devant les yeux, et derrière les yeux, c’est à dire leur part d’imaginaire ». A l’image de l’art pariétal, les animaux tiennent une place importante en jouant un rôle propitiatoire, gage d’un avenir susceptible de surseoir à la faim.

« Le mot art n’existe pas, pour eux il n’y a que des ressemblances réussies ».
Claude Baud, collectionneur

Tukiki Manomie, Oiseau, 1988, Col. Claude Bud et Michel Jacot photo ©  WBEC – Marx Ernst, Etes vous Niniche, 1961 Photo DR

La figuration chimérique

Il faut bien malgré tout parler d’art en voyant ce visage sculpté, signé de Mannumi Shagu, qui rappelle les céramiques de Paul Gauguin à Tahiti. Et cette sculpture d’un oiseau de Napachie Ashoona, ne fait-elle pas écho à « Etes-vous Niniche » de Max Ernst ? Le hibou – le harfang des neiges pour être plus précis – apparaît souvent comme métaphore de la sagesse, puisqu’il est capable de voir dans le noir. S’il fallait qualifier cet art figuratif, on pourrait parler de figuration chimérique, dont les statuettes ont pu jadis servir d’amulettes.

Esprit de l’Air et déesse Mer

Mnnumi Shagu, Visage Face, 1985, Collection Claude Bud et Michel Jacot photo ©  Kinngit, Nunvut

Avec l’estampe, l’art inuit a trouvé son mode d’expression idéal, et l’exposition du Centre culturel canadien est riche de nombreux tirages.

Monochrome bleu avec ces Corbeaux d’hiver, ou ces Trois frères que sont le loup, le renard et le corbeau, dont l’image se reflète dans l’autre monde. Celui où seuls les chamans ont accès, invoquant l’esprit de l’Air ou la déesse Mer pour apaiser les tempêtes.

Tuer des animaux, c’est aussi s’exposer aux représailles des esprits, d’où ces pratiques chamaniques destinées à se concilier les esprits de l’animal, autant que ceux des éléments.

L’art inuit, une révélation récente

La collection Baud-Jacot rassemble un ensemble impressionnant de gravures, de lithographies et de sculptures qu’il est rare de pouvoir admirer autrement que dans des livres, ou sur internet. Voire in situ, au WAG de Winnipeg, le plus important musée d’art inuit. Ces deux collectionneurs ne sont donc pas seulement des kablounait, des hommes aux gros sourcils.

« Grâce à eux, notamment, l’art inuit est devenu une success story »
Catherine Bédard, commissaire de l’exposition organisée dans les locaux de l’ambassade du Canada.

Thierry Dussard

Pour aller plus loin

Une coopérative artistique inuite dans le Grand Nord canadien
Kinngait, Nunavut – La collection Claude Baud et Michel Jacot

Jusqu’au 17 janvier 2025, Centre culturel canadien, 130 rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris.
Du lundi au vendredi, de 10h à 18 h, entrée libre, jusqu’au 17 janvier.

(De gauche à droite) Catherine Bédard, Michel Jacot, Claude Baud, lors du vernissage au Centre culturel canadien, photo ©  Thierry Dusard

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A lire

  • Art inuit, la Sculpture et et l’Estampe contemporaines des Esquimaux du Canada, Claude Baud, Irène Brice, Michel Jocot, Editions Fragments 1986

  • Art inuit : Formes de l’âme et représentations de l’être, Cécile Pelaudeix. Ed. de Pise, 2007. À la suite d’une vaste enquête de terrain en Arctique et à partir de l’étude d’oeuvres très diverses, dans la lignée de l’iconologie de l’historien de l’art Aby Warburg (1866-1929), l’auteur met au jour dans l’art inuit l’expression de l’âme inuit, une des composantes invisibles de la personne, dénommée tarniq pour les êtres humains et inua pour les autres éléments inertes ou animés. La force vitale de l’être humain ou animal s’exprime dans les masques, l’art graphique, la tapisserie, la photographie, la sculpture, par un style irradiant qui déploie, selon une composition symétrique, des motifs variés et d’étonnantes excroissances de l’être. Le paysage lui-même s’organise et se déploie à la façon des êtres humains.
  • L’Art du Grand Nord. sous la direction de Jean Malaurie, Citadelles & Mazenod, 2001. 604 p.  Signée par le grand explorateur Jean Malaurie, l’ouvrage couvre l’ ensemble circumpolaire (Alaska, Canada, Groenland, Laponie, Sibérie) en un même volume

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