Voyage d’automne, de Bruno Mantovani sublime le tragique au Capitol de Toulouse
Une page noire de l’histoire intellectuelle française
Troisième ouvrage scénique à aborder la question du régime totalitaire, après L’Autre côté (2006) et Akhmatova (2010), Voyage d’automne de Bruno Mantovani est tiré du livre éponyme de François Dufay (Plon, 2008). Il raconte le voyage dans l’Allemagne du Troisième Reich, en 1941, des hommes de plumes français les plus en vue.
Ils sont cinq dans le livret de Dorian Astor
Jouhandeau, Chardonne, Fernandez, Drieu la Rochelle et Brasillach, tous antisémites et sympathisants de l’idéologie fasciste sont rejoint par le Prussien Gerhard Heller, responsable, dans la France occupée, du groupe Schriftum (questions littéraires). Ils sont invités par le ministère de la propagande de Goebbels à participer au congrès européen des écrivains de Weimar. Une manière de leur faire découvrir les joyaux de l’Allemagne (Heidelberg, Munich, Berlin, etc.) afin qu’ils vantent, à leur retour, les bienfaits et l’efficacité du régime totalitaire.
La part humaine d’une compromission aveugle et servile
À Dorian Astor revient la tâche de ramasser en trois actes et douze tableaux le livre de François Dufay. L’auteur conçoit un texte aussi resserré qu’essentiel, étoffé d’autres sources littéraires et d’une riche documentation historique, qui laisse de l’espace à l’écriture musicale. Il fallait aussi, dans un contexte aussi noir que malsain où la compromission aveugle le dispute à l’intérêt et la vanité de chacun, donner une place à l’humain… un message d’espérance et une élévation qui passent par le personnage de la Songeuse, alias Gertrud Kolmar, poétesse juive allemande assassinée à Auschwitz. Elle est la « dame blanche » qui traverse l’opéra et chante en allemand les vers de la poétesse.
Une trajectoire bien dessinée
Après un prologue à voix nues, c’est l’orchestre qui lance le voyage, musique du rail qui rythme chaque déplacement d’une ville à l’autre. Se dessinent en solistes les traits virtuoses de la clarinette et ses désinences microtonales très mantovaniennes qui prennent ici une dimension expressive nouvelle.
Ciselée et tenant en alerte, l’écriture orchestrale est innervée par une percussion énergétique envoyant ses signaux : le tambour militaire y est très actif, laissant deviner à l’acte III le bruit des mitraillettes.
Tout en ménageant des silences et autant de respirations, l’orchestre – celui du Capitole sous le geste du fidèle Pascal Rophé – est de bout en bout conducteur. Il s’immisce dans le texte sans concurrencer les voix ni en gêner la compréhension (Mantovani renouant avec les e muets de la langue française) et multiplient les interludes qui laissent infuser les mots du livret. La tension monte entre les différents protagonistes durant les deux premiers actes jusqu’à l’arrivée à Weimar et le climax (en creux) marqué par l’apparition cauchemardesque de Goebbels rebaptisé Wolfgang Göbst. Véritable personnage de la commedia dell’arte, il a le visage grimé et déjoue les attentes avec sa tessiture improbable de haute-contre qui lui enlève sa crédibilité.
De la nuit et du brouillard
L’action bascule et le ton change dans l’acte III après l’arrêt du train en pleine nuit et l’exécution sommaire de prisonniers à laquelle assistent, bien malgré eux, les écrivains : « Messieurs, nous ne devrions pas voir ceci », leur dit Jouhandeau. Le quintette qui s’ensuit est saisissant, a cappella et bordé de silence, sublimant l’horreur des propos : « Je n’ai rien vu l’autre nuit. De la nuit et du brouillard ».
Un espace épuré et une direction d’acteur au cordeau
Avec les ressources de la vidéo et des lumières de Yaron Abulafia, Emmanuele Sinisi aux décors, la mise en scène de Marie Lambert-Le Bihan dessine un espace géométrique où domine la figure du cercle ; celui du plateau blanc occupant la scène, feuilleté comme un livre dont les pages se détachent et dans lesquels s’enveloppera le trio Heller, Jouhandeau et Baumann durant sa joute érotique du cinquième tableau.
Au-dessus des têtes, le cylindre en 3D, qui disparaît dans la deuxième partie, accueille les mots, renseigne sur les étapes du voyage et autres inscriptions rappelant l’activité des auteurs qui tiennent leur journal.
Les projecteurs, dardant leur lumière crue comme celle des camps de concentration durant la grande scène de l’acte II, font froid dans le dos.
La direction d’acteurs rappelle celle de Patrice Chéreau
Si les voix nous viennent de la fosse au début de l’opéra, le chœur (celui de l’Opéra national du Capitole) est sur scène ensuite, figurant le peuple allemand et chantant dans sa langue avec ferveur – l’écriture en contrepoint soigné est superbe! – au côté d’un Göbst dont il adoptera ensuite le maquillage.
Le même extrait de « der Widerchrist » (l’antéchrist) de Stefan Georg, entendu au début de l’opéra, est redonné dans le très beau tableau X : « Vous errez comme du bétail désemparé à travers la ferme en feu / Et la trompette retentit effroyablement ». Les chanteurs font bloc, collés les uns aux autres dans le saisissement des paroles chantées et la force du collectif.
Un casting de premier plan
L’écriture vocale de Voyage d’automne est toujours pensée dans le respect de la prosodie, évoluant du parlé-chanté dans les dialogues à une forme d’arioso plus exigent, réservé aux grands monologues
Tel celui du nihiliste Drieu la Rochelle/Yann Beuron dans le troisième acte, met au défi une voix de ténor explorée dans tous ses registres. Ténor également, Enguerrand De Hys, dans le rôle de Hans Baumann, a la fraicheur du timbre et la légèreté pour entonner les chants de Noël ou de guerre du compositeur proche des jeunesses hitlériennes.
Moins raffiné mais truculent et spontané, le troisième ténor Emiliano Gonzalez Toro est dans la peau de Ramon Fernandez, en salaud décomplexé qui profite de la situation. S’il a moins de clarté dans l’élocution, le baryton allemand Stephan Genz/Gerhard Heller est une voix longue, aussi élégante que séduisante.
Marcel Jouhandeau/Pierre-Yves Pruvot, homosexuel et antisémite redoutable, n’y est pas insensible : « Je pactise avec mon désir », ose-t-il avouer. L’aisance vocale et la tenue de scène du baryton raflent la vedette aux côtés de Jean-Christophe Lanièce/ Robert Brasillach et Vincent Le Texier/Jacques Chardonne, moins sollicités, qui ne déméritent pas. Le contre-ténor William Shelton/Wolfgang Göbst est annoncé souffrant mais s’acquitte merveilleusement de ses deux interventions spectaculaires, dans son accoutrement d’histrion, ses grandes bottes noires et sa démarche claudicante.
Les trois apparitions de la Songeuse/Gabrielle Bourgoin sont d’un autre temps et d’un autre monde.
Son air du tableau XI renvoie à la mélodie infinie (quoique microtonale) d’un Wagner. Le soprano de Gabrielle Bourgoin en a l’ampleur et le timbre dramatique faisant de cet instant unique, magnifié par un orchestre flamboyant, une des plus belles pages de l’opéra.
Voyage d’automne, opéra en deux actes de Bruno Mantovani (né en 1974), sur un livret de Dorian Astor, d’après l’ouvrage éponyme de François Dufay (Plon, un département de Places des éditeurs, 2000.)
Direction de Pascal Rophé, Orchestre et chœur de l’Opéra national du Capitole & chef de chœur Gabriel Bourgoin
- mise en scène: Marie Lambert-Le-Bihan,
- décors: Emmanuele Sinisi,
- costumes: Haria Ariemme,
- lumières et vidéo: Yaron Abulafia & Marcel Jouhandeau,
Distribution : Pierre-Yves Pruvot, baryton ; Gerhard Heller, Stephan Genz, baryton ; Ramon Fernandez, Emiliano Gonzalez Toro, ténor ; Jacques Chardonne, Vincent Le Texier, basse ; Pierre Drieu la Rochelle, Yann Beuron, ténor ; Robert Brasillach, Jean-Christophe Lanièce, baryton ; Wolfgang Göbst, William Shelton, contre-ténor ; Hans Baumann, Enguerrand De Hys, ténor ; La songeuse, Gabrielle Philiponnet, soprano.