Fellini 23 ½, tous ses films, d’ Aldo Tassone, LA somme (Carlottafilms)

Federico Fellini, génie d’entre les génies du XXème siècle, méritait son livre total. Son confident de toujours, le critique de cinéma italien Aldo Tassone, nous l’a écrit : 1466 pages éditées par Carlottafilms (59 €). Une somme, LA somme sur le cinéaste de La Dolce Vita, du Satiricon, Fellini-Roma, Amarcord, Et vogue le navire…, entre autres chefs d’œuvres. Fellini 23 ½, tous ses films est une superbe édition illustrée, indispensable pour notre cinéphile Jean-Philippe Domecq enthousiaste.

Une si sympathique aventure d’écriture, de cinéma et d’édition

Il est si agréable de dire son admiration, l’entreprise ici le mérite tant. Saluons, d’abord et encore une fois, les éditions cinéphiliques Carlotta, dont le catalogue de Blu-ray et DVD, et livres est un exemple de ce que la mission des éditeurs a de noble, nécessaire et passionnant, passionné. Cette fois, après Ozu, Bergman, Actors studio, la collection « Format Bible » à jaquette ferme et rutilante, de près de 1500 pages livre (enfin) tout ce que l’on peut souhaiter savoir sur le génie de Federico Fellini: depuis sa biographie de provincial monté à Rome puis reconnu du monde entier, dont témoignent les nombreux extraits d’articles de la critique internationale et qui donnent idée de l’écho qu’eut son œuvre, aux témoignages de ses acteurs et équipes.

LA SOMME divisée en autant de stations que de films dont nous sont restitués l’incubation, la genèse, les montages financiers et techniques, l’inventivité sur les plateaux, les décors fabuleux qu’inventait  ce plasticien cinéaste, les problématiques intimes que chacun de ses 23 films et demi a universalisées.

Et puis, profondément sympathique aussi est l’attitude de l’auteur

Aldo Tassone, critique de cinéma italien de toute importance mais qui n’a jamais joué l’important. Affable et plein d’humour, sa modestie ne l’a jamais empêché de dire tout haut des choses face aux modes d’avant-garde qui font taire et s’aplatir.
En plein festival de Cannes par exemple, il fut le seul à ironiser, malicieusement et fort poliment, sur les affèteries de Marguerite Duras cinéaste, d’un snobisme à hurler. Personne n’osait, comme tout le monde a gobé entre autres son film Le camion, qui nous inflige une « discussion » entre elle et Depardieu au volant (mon Dieu, que les hommes et les cultivés aiment s’aliéner…).

Federico Fellini, d’une autre trempe, lui, ne discriminait pas et repéra Aldo Tassone. « Lorsque je lui offrais timidement une copie de ma thèse [sur le « maestro », bien entendu], il me lança sur son ton inimitable : « J’espère bien, cher jeune homme, que vous écrirez un jour un bon gros livre sur mes films… rempli, naturellement, d’éloges excessives. »

Cinecittà, palais et époque du grand rêve et cinéma italien

Le livre d’Aldo Tassone n’est nullement « rempli d’éloges excessives » mais rempli d’analyses, informations et anecdotes précieuses car précises, fines. Il faut dire que Fellini, ce jour-là, lui promit qu’il assisterait à tous les tournages de ses films, Cinecittà ! Ce fut la fabuleuse cité de rêve de la grande école italienne qui donna les Visconti, Antonioni, Bertolucci, Rosi, Pasolini, Bellochio
Et puis vint Berlusconi (prototype des leaders pitres à la Trump et Johnson) qui, avec son empire télévisuel, noya Cinecittà et la créativité par la vulgarité rentable, plus durablement que le font les dictatures.

Ce fameux « et demi » de 23 films ½

Le titre du livre fait clin d’œil au film qui marqua un tournant chez Fellini, 8 1/2, où Mastroianni incarne le cinéaste en pleine crise d’inspiration.

Cette œuvre sur l’œuvre en train de se chercher, est la plus grande mise en abyme de l’histoire de l’art, avec le tableau de Vélasquez, Les Ménines (1656)

Comparable à l’analyse que Michel Foucault donna de ce tableau en préambule aux Mots et les choses (livre qui, pour être savant, fit pourtant date et succès à une époque, en 1966), celle d’Aldo Tassone ne nous fait pas moins tomber dans le vertige de l’œuvre de l’œuvre dans l’œuvre.

Dans 8 1/2, Marcello Mastroianni, coiffé du perpétuel chapeau noir de Fellini, pousse le tracas créatif si loin en lui qu’il finira par trouver l’issue, dans sa vérité intérieure, comme le fera toujours le cinéaste en fait.
La spirale qui l’étranglait, poursuivi par producteurs, journalistes, exégète critique sartrien, et kyrielle d’actrices qui attendent leur rôle, va devenir la grande spirale du décor d’échaffaudage soudain baigné de spots autour duquel le maestro fait presto danser tous les « personnages en quête d’auteur » (pour citer une autre mise en abyme marquante, la pièce de théâtre de Luigi Pirandello jouée depuis 1921).
Avant cette sarabande finale, où Fellini mise comme souvent son goût pour le cirque qu’il a pratiqué à ses débuts, il fait monter le tempo, la sauce commence à prendre et le rythme s’affole, fouettant les actrices en cocottes à talons. Hormis sa femme, Giulia, interprétée avec toute la classe légère et simple d’Anouk Aimée, qui souffre des infidélités du maestro et finit par accepter ce qu’il lui demande : « Comprends-moi, prends-moi comme je suis ».

Ce qui revient à dire : les hommes sont ainsi, mesdames, aimez-les ainsi. Emportés que nous sommes par l’inventif crescendo du film, nous écartons de nous cette attitude de mâle trompeur et hâbleur, qui demande à la femme ce qu’il ne supporterait pas lui-même.

Durant ces mêmes années, le cinéaste italien Valerio Zurlini, dans La fille à la valise (1961), cadre le machisme italien et montre une autre attitude masculine ; de même dans Eté violent (1959) – tous films qu’on gagne à re/découvrir.

Fellini règle ses comptes avec le machisme, via Casanova

Fellini au fond n’était pas comme ça. Après le succès retentissant de 8 et demi, Fellini pouvait tout se permettre. Son couple avec celle qui est devenue sa femme, Giulietta Masina, dont la vivacité de clown l’a tant touché, produit Juliette des esprits, son premier film en couleurs, au titre doublement significatif. C’est bel et bien Giulietta, et c’est un film né des esprits d’un rêve, comme souvent chez Fellini, à l’époque où il voyait un psychanalyste jungien.

Et puis, plus tard, en 1976, Fellini commet un film a contrario, en antipathie avec son sujet, la grande figure, avec Don Juan, du séducteur : Casanova. De l’autobiographie de l’aventurier vénitien, Fellini fait une lecture tellement agacée qu’il en assume le caractère partial et férocement personnel, d’où le titre explicite : Le Casanova de Fellini.

On peut lire tout autrement les Mémoires du hâbleur baiseur qu’était Casanova, qui savait jouir de tout et « avoir la pensée de ce qu’il ressent », lui dit Henriette, son grand amour, qui dit là l’intelligence philosophique de Casanova.
Fellini fait d’ailleurs passer le vibrato de l’amour dans la scène, fidèle au livre, où Casanova est submergé d’émotion en voyant Henriette jouer de la musique au cours d’une soirée, d’où il s’éclipse dans les jardins pour pleurer.
Mais, pour le reste, c’est un baiseur mécanique qui tire à blanc qu’il nous présente tout du long.

« Toutes les actions sont teintées de tristesse, rapporte Aldo Tassone, même le sexe devient anxieux. « Casanova, nous expliquait le réalisateur à l’époque, ne peut ni posséder ni être possédé par une vraie femme, concrète, à égalité. En fin de compte, tout cela sera symbolisé par le pape qui lui désigne la poupée mécanique, comme pour lui dire : « Voilà, tu n’auras pas d’autre femme qu’un automate ». Malgré toute sa « voracité de requin », (…) Casanova était un insecte, à l’activité frénétique répétitive, monotone. »
Dont le maestro tire un film tout aussi follement démesuré, en version crépusculaire, que les chefs d’œuvre qu’il aligne alors.

Le baroque, le burlesque, la comédie grandiose… !

Il y aura tous les titres qui restent à la mémoire de tous et d’une inventivité plastique qui confirme que le XXème siècle n’a sûrement pas faibli dans l’histoire de l’art. On pourrait parler abondamment de Rome vue par Fellini, Fellini-Roma, titre qui lui aussi confirme que c’est en puisant dans sa vision subjective que ce cinéaste atteint tout le monde, tous les publics dans toutes ses strates comme le faisait Shakespeare.

En tout cela, soulignons que le Satyricon, lui aussi librement interprété du Décaméron de Pétrone, a marqué la première grande étape de la série des films les plus hallucinants de Fellini. En exégète qui donne la parole aux autres et offre ainsi un instructif panorama de l’accueil critique, Aldo Tassone livre ce magnifique texte de Robert Benayoun paru à la sortie du film, en 1969, dans la revue Positif :

« L’homme est une planète inconnue. Le temps en est une autre. Ceci s’adresse à quiconque croit avoir atteint les limites de l’imagination (…). Lorsque Fellini affirme avoir fait de son Satyricon un ouvrage de science-fiction, ( …) de fait nous sommes beaucoup moins en présence d’une recréation de la Rome païenne, préchrétienne, selon Pétrone, que d’un voyage au bout de l’inconscient, d’une équipée lointaine sur quelque astre-matrice. »

Il est vrai que devant l’écran qu’a déployé devant nous ce visionnaire, nos yeux s’écarquillent comme dans l’enfance, le souffle se retient comme devant la mort, l’esprit n’en revient pas.

Les Grecs plaçaient l’admiration à l’origine du sentiment esthétique.

Jean-Philippe Domecq  

et à voir : « tous ses films », comme dit le sous-titre de ce livre-somme.