Beaux-livres : Feuillages, L’art et les puissances du végétal, de Clélia Nau (Hazan)

Un grand livre d’art se détecte quand sa qualité d’écriture ouvre le regard sur une « minorité visible » pourtant omniprésente dans l’Histoire de l’art dont l’auteure réussit magistralement à en donner le sens. Avec Feuillages (Hazan, 280 p., 99 €.), Clélia Nau nous invite grâce à une langue plastique et poétique à pénétrer derrière les puissances du végétale pour en découvrir le vital bruissement. De Botticelli à Antonioni, l’auteure de Machine-aquarium, Claude Monet et la peinture submergée (MétisPress) dessine un réjouissant jalon d’une écologie des formes, posée par Les formes du visible de Philippe Descola (Seuil). 

Les arts à l’épreuve du bruire et du végéter

La marge ou le hors champs, où les draperies de feuillages sont souvent consignées, ne seront plus après la lecture de Clélia Nau, de la garniture (« par-ergon ») du tableau comme on dit de la salade en cuisine, mais la puissance agissante du « végéter, capable d’accompagner en sourdine le drame humain, voire de le troubler, de la parasiter. » L’historienne d’art revendique toute notre attention pour nous plonger dans cette « écologie des formes », ces « forces muettes, invisibles, de la croissance, du bourgeonnement et de la germination » qu’elle décrit dans le détail.
Même si la lecture est exigeante – avec nombre néologismes qu’elle justifie pour exprimer la fluidité du ‘feuilloler’ (Apollinaire) – on y retrouve aussi la gourmandise d’un Daniel Arasse qui fut aussi son mentor , à bousculer la tranquillité de l’œil, et de nos catégories trop solides pour regarder « ce qu’on nous cache ». D’une manière très personnelle, tant elle s’expose, Nau réussit à faire vivre l’héritage arassien et à décloisonner magistralement cadres et marges.

Tout est feuille, ramure et frondaisons

Petzholdt, F. Cimes d’une forêt de chênes, vers 1832 Sur le Motif, Fondation Custodia 22 Photo OOLgan

« Ce qui fait un feuillage, précise Clélia Nau dans son introduction qui donne le départ et le rythme d’une volonté de changer de paradigme sur la puissance du végétal. C’est un double procès de diversification (une même feuille qui se répète sempiternellement et qui en se répétant complexifie la forme globale, le collectif – tout autre qu’inerte – de feuilles qu’elle va ainsi formant) et d’intensification (car l’expansion du végétal n’est pas purement quantitative : le montage dynamique de toutes ces feuilles ne pas va sans un surcroit d’intensité et de tension). »
Et de fait, dans ce livre magnifiquement édité et illustré, le végétal envahit tout, éclairé par une érudition éblouissante autant esthétique, philosophique que scientifique (de la botanique à la dendrologie). Du Printemps de Botticelli au Blow Up Michelangelo Antonioni, en passant par Claude Lorrain, Claude Monet, et Cy Twonbly, … l’historienne d’art nous invite à regarder activement derrière les apparences du tableau, du cinéma et de la photographie. Et d’en finir à cette opposition finalement stérile du près et du loin, du symbolique et du symbiotique, de l’intime et d’extime, de la fluidité et de l’organique.

Pénétrer Plus qu’une forêt de symboles, une convulsion feuillagée

Fragonard, JH Paysage montagneux au couche de soleil, vers 1765 Sur le Motif Fondation Custodia 22 OOLgan

Dans sa langue inventive, proche des poètes dont elle se nourrit – d’Apollinaire à Ponge – sans oublier Proust repris d’Albertine, «  par instants, elle était parcourue d’une agitation légère et inexplicable, comme les feuillages d’une brise inattendue convulse pendant quelques instants »,

En détail ou en frondaison, l’historienne appelle à une nouvelle ascèse du regard, de se laisser prendre par « cette convulsion feuillagée » qu’elle perçoit aussi chez Cy Twonbly avec lequel elle offre un perspective éclairante à son immersion poétique : « La langue qu’il profère est bien se parler obscur, oraculaire, qui dit le vrai sur un mode voilé, qui à la fois révèle et cache, sous la confusion « bruyante et bourdonnante » d’un bruissement de feuilles, la nature et son secret. »

Pour une écologie et anthropologie des formes

Cette ‘agentivité’ du végétal, utile pour une défocalisation du tableau ‘patrimoine’ et de la vue ‘culturelle’ entre en écho actif avec l’autre livre esthétique essentiel de l’année 2021 : Les formes du visible de l’ethnographe Philipe Descola (Seuil) qui lui aussi participe à « décoloniser la sensibilité » en entreprenant une ambitieuse anthropologie comparative de la figuration : « Dans la jungle, il n’y a pas d’horizon. Il est très dérangeant pour quelqu’un qui a l’habitude des paysages de se trouver ainsi plongé dans l’aquarium de la forêt. évoque l’anthropologue de son séjour dans la société achuar pour étayer sa démarche. Il faut du temps pour commencer à voir ce qui s’y passe. On ne voit que ce que l’on a appris à regarder. ».

Son livre séminal déconstruit nos « modes d’identification », c’est-à-dire des filtres ontologiques qui formatent notre sensibilité et notre discernement pour rompre notre « rapport à la nature » considéré comme un décor, en puisant dans d’autres manières d’être au monde. Il pose les fondements d’une nouvelle anthropologie de la représentation à laquelle Clélia Nau apporte une stimulante contribution.

#Olivier Olgan