Galerie : Judit Reigl, Premières abstractions (Dina Vierny) - Déroulement d'une vie (Laurentin)

  • Jusqu’au 31 octobre, Le « Déroulement » d’une vie, Galerie Laurentin, 23 quai Voltaire, 75007
  • Jusqu’au 20 novembre, Premières abstractions, Galerie Dina Vierny, 36 rue Jacob, 75006, Catalogue, textes de Janos Gat, Sarah Wilson et Alison de Lima, 
  • Jusqu’au 17 Janvier 22, Le vertige de l’infini, cinq chefs-d’œuvre issus de la collection de la Fondation Gandur, Musée des Beaux-Arts de Rouen

Il faut saluer coordination de deux galeries qui ont calé leur agenda pour mieux faire connaitre l’œuvre de Judit Reigl (1923-2020). Si Dina Vierny se concentre sur ses Premières abstractions, Laurentin souligne le déroulement d’une vie d’artiste, faite d’une succession de séries allant de l’onirisme (qui attire à son arrivée en France l’attention d’André Breton) à la peinture abstraite. Sa recherche d’un « automatisme total à la fois psychique et physique » met le geste et le corps au cœur d’un fascinant parcours pictural et esthétique.

Riegl Judit, Sans titre, 1954, Galerie Dina Vierny. Photo OOlgan

La peintre apporte son corps

« Et ce qu’elle danse, la beauté des figures que cela compose est de ne faire qu’un, dans le rythme pur, de la fusée des lueurs les plus rares et du somptueux enlacé, à la mesure des bras grands ouverts. » La fulgurance des mots d’André Breton qu’il écrit sur Judit Reigl dans sa préface du livret accompagnant sa première exposition à la galerie de L’Étoile scellée en 1954 pressent la puissance d’une œuvre en devenir.

L’élargissement de l’écriture automatique

Riegl Judit, Guabo, 1958-1966, Galerie Dina Vierny. Photo OOlgan

Elle emprunte l’écriture automatique qu’elle va élargir complètement : corps en mouvement, destruction des signes, grands formats et sans correction possible ; mais également au cœur de sa peinture gestuelle et intime « Judit Reigl, éclaire la Galerie Vierny, puise toujours dans les expériences les plus profondes de son existence pour développer une réflexion très vaste et complexe sur l’humain. À la recherche d’essence et d’absolu, son œuvre témoigne de l’inconnu. »

« Aller au-delà des rêves, en dessous » Reigl

Reigl, Edit Centre de dominance, 1958 Galerie Dina Vierny

Si l’artiste fraichement exilée de Hongrie qu’elle a quitté non sans mal va s’éloigner rapidement du surréalisme, elle reste une fervente d’un automatisme total à la fois psychique et physique qui revendique « le corps comme medium et comme instrument » : « Le fondement essentiel de toute démarche créatrice est le désir désespéré de détruire les contradictions et les limites de l’existence personnelle, humaine, universelle et de s’étendre par une révolte permanente » déclarait -elle dès 1955.

Un corps à corps singulier dans l’espace

Riegl Judit, Ecriture en masse, 1956 Galerie Dina Vierny. Photo OOlgan

Eclatement (1958), Centre de dominance (1958), … Expérience d’apesanteur (1966) … Homme (1973) … Art de la fugue (1982) … Un corps au pluriel (1993) … Corps sans prix (2001) …. Anthropomorphie (2008)… Aériennes ou concrètes, les séries – présentées par les deux galeries – ponctuent cette dynamique  – du surréalisme à la peinture abstraite. « Le travail de Judit Reigl, éclaire Alison de Lima Greene dans son texte lumineux dans le catalogue de la Galerie Vierny, de ses premières œuvres jusqu’à ses développements les plus récents, témoigne d’une lutte avec la matière et la forme, d’une insatiable recherche sur la matérialité de la peinture et l’identité du corps humain. Sa peinture échappe à toutes classifications puisqu’elle passe librement de l’abstraction à la figuration (anthropomorphique) sans contradiction aucune. » « Même les peintures ne sont pas des œuvres définitives aux yeux de Judit Reigl, insiste Janos Gast dans son texte Judit Reigl, de mai 1954 à juin 1955 (Annus mirabilis, Annus horribilis) du catalogue Vierny, mais de simples manifestations concrètes d’un travail en cours. Ses allers-re tours entre micro et macrocosme, en très grande et petite culture, entre dessin, peinture et collage, reflètent le chaos qu’elle perçoit dans sa vie à ce moment-là.»

Tutoyer crânement l’immémorial

Riegl, Edit. Expérience d’apesanteur, 1966 Galerie Dina Vierny. Photo OOlgan

La peinture de Reigl conduit sans filtre à l’immémorial, « à ce donné qui n’est pas donné dans la mémoire parce qu’il se tient sous elle et avant elle, indisponible en souvenir, pas plus que ne sont donnés le support et la surface de la peinture, dérobés au regard par la prestidigitation de la représentation. »

Sa vision engage le mouvement. Son monde visible est celui de ses séries, étape de son histoire intime : « Je me mets aussi en marche, touchant, ponctuant, effleurant la toile à chaque pas avec un pinceau trempé dans la peinture glycérophtalique. Je capte et j’émets à la fois les bribes (ni forme, ni écriture, ni ligne) horizontalement, d’avancée en avancée ondulatoire ».

Ce qui passe sur la toile n’est pas une image, mais un fait, un événement, une extase

Il est peu utile de jeter une étiquette rigide ou des références sur cette peinture mouvante et émouvante.
Ici, le geste premier laisse la matière travailler.
Parfois quand elle libère sa « dés-écriture abstraite » la figure envahit la toile. A la surface, l’énergie du corps reste perceptible. La limite physique détermine la forme, l’espace tendu de la toile singularise la primauté du geste sur le signe, comme l’écrit Marcellin Pleynet : “La création picturale ne quitte le corps de l’artiste, ce corps qui alors fait reste, que pour s’incarner dans le corps du tableau, cet autre reste de l’“extase” (comme l’écrit Judit Reigl en 1956) »

L’Expérience de l’apesanteur

Riegl, Edit. Homme, 1969 Galerie Laurentin. Photo OOlgan

Sa présence intransigeante dans l’espace définit une œuvre héroïque dans un état de quasi-apesanteur. Quand la force de gravité l’emporte sur la légèreté, il n’y a pas d’issue. Judit Reigl peint le néant qu’elle contemple sans relâche, et qui la contemple aussi : « Tout gravite chez Judit Reigl. Tout se déroule dans un espace-temps aussi infini qu’indéfini. Son geste se déploie sur des toiles libérées de tout contexte, de toute temporalité, ce qui transmue ses formes abstraites ou figuratives en éléments universels. L’artiste s’exprime dans un mouvement permanent et toujours renouvelé. Ses gestes, suivant la logique de leur propre « hasard objectif », apparaissent dans ses peintures comme un équilibre entre le processus et ses intentions. Elle transforme ainsi, à la manière d’une chamane, ses conceptions humaines et métaphysiques, issues des tourments et de l’intensité de sa propre vie, en une définition cosmique. (…). »

Judit Riegl laisse une œuvre ouverte. Avec un enseignement rayonnant. Si l’artiste insuffle la vie à la matière et crée le réel. La véracité de son art reflète la profondeur de l’engagement.
Dans ce défi prométhéen, la peintre s’est donnée toute entière.

#OlivierOlgan

Pour aller plus loin :

  • Judit Reigl, textes de Michel Bohbot, Janos Gat, éd. Antoine Laurentin, 2013, 74 p.
  • Judit Reigl, Le Déroulement de la peinture, Fage, 2010