Théâtre : Premier amour de Samuel Beckett, par Jean Michel (La Croisée des Chemins)

Avec Jean-Michel, mise en scène par Jean-Pierre Ruiz
musique Roland Gomez, guitare acoustique
Tous les mercredis et jeudi, jusqu’au 28 octobre, Théâtre de la Croisée des Chemins, Salle Paris-Belleville, 120bis  rue Haxo, 19e

De ce Premier amour, un des premiers textes écrits en français par Samuel Beckett en 1945 (resté inédit jusqu’en 1970, Éditions de Minuit), le comédien Jean Michel fait vivre un monologue âpre et misanthrope, sans lyrisme, sans sentiments, sans romantisme, mais habité d’une fascinante lueur. La radicalité du récit -renforcé par le théatre pauvre de Jean-Pierre Ruiz- lui permet d’incarner un personnage sans qualité, mais non sans intérêt dramatique, bousculant au passage tout politiquement correct.

Grinçant et sans filtre

Son étrange silhouette surgit à peine de l’ombre. Sa première phrase supplante les maigres notes de guitare qui finissent par taire : « J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps. Qu’il existe d’autres liens, sur d’autres plans, entre ces deux affaires, c’est possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que je crois savoir ». Une forme de surréalisme s’échauffe. L’humanité va s’épuiser.

«Et que je dise ceci ou cela ou autre chose, peu importe vraiment. clamait Beckett. Dire, c’est inventer. Faux comme de juste. On n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d’un pensum appris et oublié, la vie sans larmes, telle qu’on la pleure. Et puis merde.” Il y a du Céline du Voyage au bout de la nuit (« l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches ») et du Cioran pur jus… Avec des considérations d’ordre scatologique ou sexuel, des expressions telles que « l’affreux nom d’amour », attesté par l’inscription du « mot Lulu sur une vieille bouse de vache », ou apostrophes du public : « des couillons comme vous ».

L’histoire d’un homme à la rue, après la mort de son père

Jean-Michel donne une force incroyable au Premier amour, de Samuel Beckett [Croisée des Chemins Belleville]

Pathétique, souvent grotesque qui n’empêche pas une drôlerie mordante, l’individu à l’accoutrement SDF s’enferme dans un monologue d’un égocentrisme décapant. Et décline avec une « précision toute irlandaise » son premier amour. Tout en l’exécrant : « ce qu’on appelle l’amour, c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays« .

La présence et les saillies de cet homme à la vie desséchée ne manqueront pas de vous interpeller. Elle est incarnée magnifiquement pour la prestation d’acteur de Jean Michel. Son jeu sec, presque torve, au bord de la folie, ne semble uniquement retenu par son désir quasi autiste de poursuivre un récit crépusculaire, aride et entêté, détaillant parfois avec gourmandise jusqu’aux plus humbles traces de l’insignifiance. « Il faut pouvoir être demeuré soi, et non s’être fait contaminer par des impératifs sociaux qui font de nous « n’importe qui » » assène l’anti-héros.

L’odeur des cadavres à la place des clichés feel good.

La nouvelle écrite par Samuel Beckett en 1945 brosse un portrait mordant, vertigineux tant la quête obstinée contre l’oubli se nourrit de haines et de déconvenues recuites. Avec des saillies du type « Si je le considère comme sympathique, c’est peut-être, au bout du compte, parce qu’il semble si souvent relayer la voix de cette partie secrète du soi que nous aimerions bien faire taire« . Beckett nous plonge dans sa spécialité, en plein « mal métaphysique »  qui brouille les frontières entre souffrance et rêves, douleurs et attentes, que l’auteur d’En attendant Godot a su si bien croqué : « Car j’ai toujours parlé, je parlerai toujours de choses qui n’ont jamais existé ou qui ont existé si vous voulez, et qui existeront probablement toujours mais pas de l’existence que je leur prête ». Le texte est resté inédit jusqu’en 1970. Et a connu depuis même s’il n’était pas destiné à la scène de nombreuses incarnations notables : Christian Colin (1981), Sami Frey (2007) et Jean Michel déjà en 2009, puis 2007 (dirigé par Jean-Pierre Ruiz)

Au “tiers-temps.”

Le flow grincant et permanent de Jean Michel convient bien au rythme des associations non politiquement correctes de Beckett.

« Tout s’embrouille dans ma tête, cimetières et noces et les différentes sortes de selles. » Le flow instable de Jean Michel pour prendre un terme contemporain convient bien au rythme des associations surréalistes assénées toujours très misanthrope et très misogyne : son mariage et la mort de son père, entre sa femme et le banc où il la rencontre ou entre le panais et la violette….

L’insupportable et le désordonné en apparence sont évités par la solidité de cette langue rugueuse, ses métaphores sans filtres, ou les genres sont balayées loin de tous les canons actuels. Sauvé aussi par le jeu tout en couleurs sombres de Jean Michel et son travail dramaturgique sur le moindre posture et geste qui lui permettent d’être illuminé ou renfrogné, asexuel et aromantique dont l’unique bonheur simple est de pique-niquer sur les tombes….
Ce qui permet de s’interroger sur la localisation du récit, entre deux tiers temps, un purgatoire ; ce que suggère la scénographie, sans artifice, ni lumière de Jean-Pierre Ruiz (décédé en 2019) où l’escabeau, unique pièce du décor, devient une échelle de Jacob, frêle assise à cette impasse ou ce passage ailleurs….

Paradoxalement, le fil d’insanités gagne par accumulation en cohérence, au point de nous donner un vrai sentiment d’achèvement quand le texte se termine. Et d »avoir traversé et vécu un grand moment de théâtre.

 

#OlivierOlgan