Y a-t-il encore de la place…pour la poésie ?
« A quoi bon des poètes…
…en ces temps de manque ? », se demanda Friedrich Hölderlin juste avant de devenir fou durant l’autre moitié de sa vie, qu’il passa dans sa tour chez son logeur menuisier. C’était l’époque du romantisme allemand idéaliste, heurté par l’épaisseur de la nouvelle classe, la bourgeoisie, qui allait mettre l’argent au cœur du monde, après l’espoir de la Révolution française. Goethe s’en accommoda fort bien, offrant l’image, paradoxalement intéressante quand on y repense, du génie par esprit de « juste milieu », en tyrolienne quasiment, léchant les puissants y compris l’envahisseur Napoléon 1er, sachant ne pas aller trop loin dans ses passions, que des jeunes gens lisant son Werther ont imitées jusqu’à se suicider. Un autre grand poète s’est suicidé, un soir d’hiver en 1994 sous le Pont Mirabeau autrefois chanté par Guillaume Apollinaire : Ghérasim Luca (1913-1994), au motif également que la poésie n’avait plus sa place en ce monde. D’origine roumaine, comme Ionesco et Cioran il donna une des plus grandes œuvres de notre littérature, entrant dans notre langue au lieu de l’utiliser et démontrant, par la poésie, ce qu’énonçait Lacan au même moment : « L’inconscient est structuré comme un langage ». Mais…
https://youtu.be/sp9AWjofoHs
« S’il n’en reste qu’un »…
…disait Victor Hugo, il reste toujours une voix pour frayer de nouvelles voies poétiques, et par « nouvelles » entendons celles qui correspondent en profondeur et épiderme à notre temps. En voici une preuve, éclatante par sa sobre ambition : Renaud Ego n’en est pas à ses premières œuvres mais il est temps que cette voix s’impose car, comment dire…, oui, tout simplement : elle dit où nous en sommes : Vous êtes ici, tel est le titre de son récent recueil, véritable poème-monde tel que le tenta Ezra Pound pour faire parler les multiples voix qui nous traversent, tout un chacun et des quatre coins de ce globe qu’il a d’ailleurs arpenté puis réinterrogé en plusieurs livres qu’on pourrait qualifier d’« anthropologie poétique » (voir bibliographie infra). « Vous êtes ici », nous dit ce poète, et de là le regard circulaire porte attention à ce qui fait que nous sommes chacun beaucoup plus que nous-même, beaucoup plus que « même » à soi parce que nous sommes aussi « mêmes » que nos pareils différents sur notre passage :
« Nous sommes ici,
posés sur l’œil bleu du cyclope œil de cyclone
et la nuit autour est la vaste inhospitalité de tout
Nous, des milliards éclipsés sitôt apparus.
Parfois une pluie soudaine, on ne s’en protège pas
on reçoit ses goutes par milliers devenus corporelles
puis, hors d’atteinte, nous reposant d’être impensés,
appelons cela l’espoir ou la terreur
ou la poésie des grandeurs inhumaines ».
Ces « grandeurs » aussi bien que choses dites ordinaires n’attendent que notre attention dont le langage poétique est le faisceau balisant
« le bref éclat de ciel qui tremble
Dans la flaque au passage du bus », et voici ce qui tombe sous les yeux à qui sait les ouvrir : « Regarde-moi
même dans un seul graff tracé sur un haillon de camionnette
(…) et qu’il fonce à travers rues
dans un tombereau de tambours
où une bouche finira par le prendre dans la tienne. »
Et l’amour donc se fait langue
Car Renaud Ego interroge constamment le langage pour qu’en ses bords celui-ci dépasse ce qui quotidiennement se répète. Or, cette croisée de la répétition passionnée et de la découverte intime, rien mieux que le désir amoureux ne l’atteint précisément parce qu’il nous déborde. D’autre façon que Ghérasim Luca qui dans Passionnément, poème à perte de souffle et de bégaiement entre les syllabes de cet adverbe pour essayer de dire l’amour à l’aimée que finalement il dit à perte de sens et des sens, Renaud Ego, lui, clôt et ouvre son livre Vous êtes ici par ce qu’on pourrait nommer glorieusement « la chute des corps » où roulent ensemble l’étonnement d’aimer et les vertiges qu’ouvrent les mots de « l’amour à réinventer » disait Arthur Rimbaud :
« Quelle langue parlons-nous en faisant l’amour ? (…)
Il lui dit que dans le temps de l’amour
il n’y a plus de temps
que le temps est aboli et plus rien n’a lieu
que « ici, « ici, « ici » . »
Oui, il ne tient qu’à nous d’y être, d’être enfin.
Mais pourquoi donc est-ce essentiel ?…
La récente parution de la Correspondance d’André Breton et Jean Paulhan tombe opportunément pour la comparaison des époques. Entre 1918 et 1962 ces deux figures des lettres françaises en ont traversé d’autrement dures que nous ; et pourtant, par-delà leurs différences, voire leurs affrontements où Breton va jusqu’à commettre deux lettres d’une vulgarité qui stupéfie de rire, tous deux ont une cause sacrée dont ils ne dérogent pas et qui les passionne : on ne triche pas avec les mots, sinon « on triche sur tout », énonçait Freud que Breton eut le formidable discernement d’introduire en France et de diffuser hors du champ clinique.
Il est passionnant de suivre comment tous deux créent chacun un pouvoir, celui d’éditeur clairvoyant et ouvert que fut Paulhan à la NRF et celui de chef de mouvement libérateur que fut Breton en créant le projet d’une « révolution surréaliste », afin que l’innovation littéraire agisse sur les autres champs de langage humain. « Nous ne cessons, à quelques-uns, d’y penser », confie André Breton.
Résultat intime ? Etre ici, lui aussi (lettre du 4 août 1953) :
« Je garde grand souvenir d’une heure où tout se présentait d’une manière si claire, si naturelle, si aisée, où j’ai pris vraiment plaisir à la vie. »
Références bibliographiques à lire :
- Hölderlin, Hypérion, coll. « Poésie », Gallimard. Œuvres, « La Pléiade », Gallimard.
- De Goethe, lire ses Conversations avec Eckermann, Gallimard.
- Ghérasim Luca : Héros-limite, coll. « Poésie », Gallimard. Et disque audio : « Ghérasim Luca par Ghérasim Luca », double CD, coll. « Rien de commun », diffusé par les éditions du Seuil, 30 €.
- Renaud EGO, Vous êtes ici, éditions Le Castor Astral, 174 p., 14 €. Parmi ses autres titres : La réalité n’a rien à voir, Le Geste du regard, L’Animal voyant, Une légende des yeux, Tombeau de Jimi Hendrix, etc.
- André Breton et Jean Paulhan, Correspondance, 1918-1962, NRF, éditions Gallimard