Alain, Rocco et Jeff, pour l’éternité, par Philippe Le Guay

Que représente Alain Delon pour ta génération de cinéastes ? A la question de Singular’s, le réalisateur Philippe Le Guay ((Alceste à Bicyclette, L’Homme de la cave et récemment L’Histoire d’Annette Zelman) a choisi – au-delà de l’animalité de ce félin à sang froid – d’évoquer sa présence, inouïe dans Rocco et ses frères, de Luchino Visconti (1959) et figée pour l’éternité dans un monolithe par Jean-Pierre Melville dans Le Samouraï, (1967). Une fossilisation paradoxale pour parvenir au mythe, pour mieux être réduit tout entier à une énigme, un pictogramme, à jamais indéchiffrable.

A tout début, il y a la présence.

L’inexplicable. Une sidération telle que les gens se taisent quand il entre dans un restaurant. Un jour, alors qu’il remonte le boulevard Saint-Germain, les passants s’arrêtent sur leur chemin, le regardent passer. Lointain, indifférent…

Il y a la beauté de Delon, bien sûr.

La beauté est un évènement. L’espace s’organise autour d’elle, comme un aimant ordonne ses champs magnétiques. Delon prendra très rapidement conscience de l’effet de sa présence. On raconte que son arrivée sur les plateaux créait d’un seul coup une chute de la température, réfrigérée par l’animalité de ce félin à sang froid…

La beauté ne suffit pas à faire un acteur.

Dans ses premiers rôles au cinéma, Delon ne joue pas encore de la sidération de sa présence. La part d’ombre n’est pas encore assumée. Delon a des sourires désarmants d’ingénuité, des éclats de rires d’adolescent… Après tout il a à peine 25 ans !

La compassion de Rocco

En 1959, Luchino Visconti engage Alain Delon pour incarner son Rocco dans Rocco et ses frères. Rappelons en deux mots l’argument du film, vaste épopée de plus de trois heures : une famille du sud de l’Italie vient s’installer à Milan pour échapper à la misère et trouver du travail. Très vite, le récit oppose le frère Simone à son jeune frère Rocco : Simone (Renato Salvatori) veut percer en tant que boxeur, mais il est veule et velléitaire. A l’opposé, son jeune frère Rocco (Delon), modeste et courageux, montre qu’il a l’étoffe d’un futur champion.

L’opposition entre les deux frères s’exacerbe avec l’entrée en scène de Nadia (Annie Girardot), jeune prostituée qui devient la maitresse de Simone. La liaison entre Simone et Nadia est placée sous le signe de la domination et de la violence. Nadia trouve enfin le courage de quitter Simone, deux ans plus tard, Rocco tombe amoureux d’elle, avant que son frère découvre leur idylle…

Si seulement Rocco avait le courage d’affronter Simone, s’il pouvait le renvoyer à son impuissance et à sa lâcheté ! Tout le film au contraire montre la force de pardon de Rocco, sa compassion irréductible pour ce frère qu’il a choisi d’aimer envers et contre tout. C’est là où la présence de Delon est inouïe, dans cette capacité d’oblation et d’amour. A l’instar du Prince Mychkine dans L’idiot de Dostoïevski, Rocco ne voit pas le Mal, ou s’il le voit c’est pour lui opposer la force du Bien qui est en lui…

Le film célèbre cette innocence, tout en dénonçant le leurre. Au bout du compte, l’illusion de la rédemption aboutit à son contraire absolu, au meurtre et à la tragédie.

Alain Delon est au-delà du jeu

Sous le regard de Visconti, il est cet ange tombé du ciel, étranger à la loi des hommes, à leur violence, à leur force de destruction.  

« J’avais besoin de cette candeur…Si on m’avait contraint à prendre un autre acteur, j’aurais renoncé à faire le film. D’autant qu’il a la mélancolie de qui se sent forcé de se charger de haine quand il se bat, parce que, d’instinct, il la refuse. »
Visconti

Alain Delon dans Rocco et ses frères de Luchino Visconti Photo d’écran de Philippe Le Guay

Avec Le Samouraï, le masque qui se fige

Quelques années plus tard, en 1967, Alain Delon tourne Le samouraï sous la direction de Jean-Pierre Melville. Cette fois, c’est le masque qui se fige. Jeff Costello est ce tueur à gages inflexible, solitaire et mutique. Une expression pendant tout le film, des gestes robotisés, le lissage du chapeau, l’imperméable. C’est un personnage qui est dans le refus des affects, dont on se demande s’il les connait seulement.

Et là quelque chose se passe : ce ne sont plus les personnages et leur psychologie que Delon incarne, c’est une façon d’être au monde. Un code. Une morale. Peut-être et surtout un destin, car la mort, comme dans d’innombrables autres films joués par Delon, est au rendez-vous.

Alain Delon dans Le Samourai, par Jean-Pierre Melville (1967) Photo DR

Melville a-t-il tué Delon acteur ?

Pendant longtemps, j’ai pensé, peut-être de façon excessive, que Melville avait tué Delon acteur, qu’il l’avait figé pour l’éternité dans un marbre, un monolithe. Il suffit de comparer deux images de Rocco et du Samouraï pour s’en rendre compte. Dans Rocco, Delon est un kaléidoscope d’émotions, il sourit, il rit, il pleure, il s’indigne, il s’apitoie, il se révolte… Dans Le Samouraï, il regarde son colibri dans sa cage, il remet droit son chapeau…

Peut-être est-ce inévitable : le jeu de l’acteur doit être fossilisé pour parvenir au mythe.

Il s’agit au fond d’un changement de paradigme : dans Le Samouraï la question de l’acteur n’a plus d’importance.  Il ne faut plus « jouer » des émotions, il faut par la seule présence installer un nouveau rapport au monde. Fait de deuil et de mélancolie, cette mélancolie dont Visconti parle déjà, qui est la conscience de la vanité de toute chose.

C’est cela sans doute la différence entre un personnage et un mythe.

Aujourd’hui que Delon n’est plus, ses films racontent cette tentation unique de se réduire tout entier à une énigme, un pictogramme, à jamais indéchiffrable.

Philippe Le Guay[/woodmart_responsive_text_block][/vc_column][/vc_row]