Andromaque, de Racine, par Jean-Yves Brignon (La Folie Théâtre - Epée de Bois)
Avec le jour de notre représentation : Claire Delmas (Andromaque et Cléone), Emma Debroise (Hermione, Céphise), Benoit Guibert (Pyrrhus, Pylade) et Joel Abadie (Oreste, Phœenix) en alternance avec Jean A Deron, Sophie Neveu, Suzanne Legrand, et Augustin Guibert.
Peut-on jouer Andromaque avec quatre acteurs et en une heure et demie ? L’adaptation et la mise en scène de Jean-Yves Brignon sont doublement fidèles; à la violence passionnelle du quatuor qui se déchire, et à l’impasse des devoirs qui les tenaillent. En condensant la tragédie à l’os, plutôt à la chair la plus palpitante qui soit, les urgences des corps et des cœurs, les déraisons de l’amour et les raisons d’état s’imposent comme des brûlures que les quatre comédiens Claire Delmas, Emma Debroise, Benoit Guibert et Joel Abadie portent jusqu’à l’incandescence. Racine plongé en quasi apnée y gagne; sa langue en tensions, et ses archétypes, en chair et présence. Magistral, après La Folie Théâtre en novembre, reprise à l’Epée de Bois, du 11 au 28 janvier 2024.
L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?
Oreste, Racine, Andromaque (v. 26-28)
L’aire de jeux devient combat
Si dans Bérénice et Britannicus, le spectateur gravite dans des lieux de pouvoir et d’amour. Dans Andromaque, les quatre personnages ont comme demi-dieux d’un récit mythique, un destin qui exige de surmonter des défis surhumains. Ils s’agitent dans une cycle qui semble sans fin, comme les vagues frappant la grève qui sert de fond d’écran.
Une fiction théâtrale
D’autant plus irréel que la mise en scène Jean-Yves Brignon joue d’emblée la carte du suspense : lieu indéterminé, costumes trouvés dans une malle qui donne un rôle, et un périmètre virtuel pour créer un espace théâtral, suspendu entre deux mondes. Uniquement délimité par une corde, les protagonistes le franchissent scrupuleusement après avoir recouvré leur rôle, incarnant tantôt un archétype, tantôt un confident. Seuls quelques accessoires rapidement enfilés permet de les distinguer : Oreste remonte ses chaussettes, Pyrrhus porte une gabardine de mari, Hermione un tutu affadi, …
Une guinde posée au sol délimite l’aire de jeux ou de combat, l’arène de gladiateurs dans laquelle chacun des quatre comédiens incarne l’un des rôles principaux et l’un des confidents, au rythme d’habiles transformations à vue. Les costumes piochés par hasard rappellent l’univers fellinien d’un cirque d’autrefois. La guinde symbolise l’origine du théâtre.
Les personnages décident devant nous de se mettre en scène, de se mettre en jeu. On comprend ainsi que c’est par celui-ci qu’ils vont pouvoir exister.
Jean-Yves Brignon, metteur en scène, note d’intention
Se mettre en jeu et en danger
Le combat peut commencer, le metteur en scène en décantant la tragédie sur le quatuor amoureux, simplifie l’accès. Pas besoin de se plonger ni dans l’arbre généalogique compliqué des protagonistes, ni dans la guerre de Troie. Basique mais très compliqué tant le tissue passionnel est inextricable. La proposition suffit. Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque. Quatre personnages en quête d’amour ou/et de vengeance, donc huit possibilités de désastre et/ou d’impasse, tant chacun cherche à pousser ses feux, ses désirs et le sang, fut-il le sien.
Une fois en scène, les quatre comédiens Claire Delmas (Andromaque et Cléone), Emma Debroise (Hermione, Céphise), Benoit Guibert (Pyrrhus, Pylade) et Joel Abadie (Oreste, Phœenix) n’ont guère le temps de s’apprivoiser plongent dans le feu de l’action, à la fois totalement libres mais aussi totalement investis jusqu’à la frénésie. Rien n’arrête l’impitoyable mécanique qui les étouffe et exige de sortir dans un paroxysme de violence.
Racine en apnée
Difficile de dire tant ils se mettent en danger au sens figuré, mais aussi au sens propre ! Le soir de notre représentation Benoit Guibert a fait un léger malaise qui ne l’a pas empêché crânement de terminer la pièce, mais qui l’a ensuite conduit à l’hôpital ! Aux dernières nouvelles, il a repris ses esprits.
Et vous le haïssez ? Avouez-le, Madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme :
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.
HER. Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
Et croit qu’en moi la haine est un effort d’amour. (v. 573-580)
Une fièvre communicative
Compte tenu de la configuration de la grande salle de Folie Théâtre, le spectateur vit ces antagonismes très charnels, si proches, si denses qu’il ne peut en rester indemne. Le théâtre racinien libère une telle puissance, qu’à force de le condenser, la brûlure change de degrés. C’est du brutal tant cela flingue, mais les vers prennent aussi littéralement une musique démesuré. Ce Racine en apnée libère une fantastique respiration une fois l’air frais retrouvé. Et rappelle cette analyse glanée jadis, son dit poétique reste inséparable d’un contre-dit qui lui donne seul sa profondeur. Ce spectacle l’illustre radicalement.
#Olivier Olgan