Arnault, Savoy, Satrapi, Guibert : du vert et du nouveau sous la coupole

Le 2 décembre, Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France (et parfois du Monde) vient d’être élu à l’Académie des sciences morales et politiques. L’Académie des Beaux-arts, elle, a choisi l’artiste franco-iranienne Marjane Satrapi et le chef étoilé Guy Savoy, après avoir fait souffler un sacré courant d’air lors de l’installation de l’auteur de bande dessinée Emmanuel Guibert. Les « hommes verts » du quai Conti embrassent leur époque pour Thierry Dussard, : de l’achèvement de la 9e édition du Dictionnaire, au soutien inconditionnel à Boualem Sansal, Grand prix du Roman de l’Académie en 2015 emprisonné en Algérie pour sa liberté d’écrivain.

Cinq Académies

Sous la coupole veinée d’or qui regarde couler la Seine, on pourrait croire que rien ne change. Il ne faut pourtant pas se fier aux apparences, d’autant que « la Française », comme on dit, n’est qu’une des cinq académies de l’Institut de France.

Guy Savoy, dans son restaurant éponyme, 11 quai de Conti Photo Guy Savoy

L’Académie des Beaux-artsvient ainsi de se distinguer par l’élection de l’artiste franco-iranienne Marjane Satrapi, et du chef étoilé Guy Savoy, dont le talent et l’adresse du restaurant éponyme, 11 quai de Conti, le prédisposait à y faire son entrée. Ils pourront les uns et les autres s’inspirer du discours de réception d’Emmanuel Guibert.

« Le geste accompli par l’académie ouvre une voie. Aux artistes, aux artisans, aux penseurs de s’en emparer pour écrire une nouvelle page de notre histoire culinaire et humaine.
Guy Savoy, par cette distinction, ne célèbre pas seulement son talent ou son parcours. Il incarne une ambition collective. »

Alain Ducasse, « Guy Savoy à l’Académie des beaux-arts, la gastronomie au sommet » Le Figaro du 5 12 24

Grand pif et cheveux raides

La BD avait déjà droit de cité depuis l’élection, en 2020, de Catherine Meurisse. « Je suis facile à caricaturer avec mon grand pif et mes cheveux super raides », disait d’elle-même à Télérama l’ancienne dessinatrice de Charlie Hebdo, avec un humour contenu. On avait encore rien vu avec le discours du facétieux et génial Emmanuel Guibert, le 6 novembre dernier. Selon l’usage l’impétrant doit faire l’éloge de son prédécesseur, le graveur Pierre-Yves Trémois. Et celui qui n’est resté que six mois aux Arts déco n’a pas dérogé à la tradition, tout en envoyant promener les conventions.

Joann Sfar salue Emmanuel Guibert à son intronisation sous la Coupole photo TD

Luis Mariano à Angoulême

L’auguste cénacle n’avait jamais assisté à une telle performance, depuis que Pierre Cardin y avait fait défiler quelques mannequins. La participation de Guibert à la revue Lapin, et à l’atelier de la place des Vosges aux côtés de Joann Sfar et de Christophe Blain, aurait dû mettre la puce à l’oreille des académiciens.
Second indice de la bonne humeur de ce surdoué du dessin, il s’était mis à chanter du Luis Mariano lorsqu’on lui avait remis le Grand prix d’Angoulême en 2020. Blain et Sfar avaient pris place sous la coupole, ce 6 novembre, et attendaient hilares de voir leur copain en habit vert.

Un discours en pentamètres

Ils n’ont pas été déçus, Guibert avait revêtu « un seyant costume/ aux mensurations/ à peu près conformes/ à mes propres formes/ un cadeau posthume/ de ce grand ancien/ Académicien/ Guy de Rougemont ». Non content d’avoir endossé un habit d’occasion, l’auteur de La Guerre d’Alan s’exprime en pentamètres, en vers de cinq pieds.

Ce n’est qu’un début, et soudain Guibert se met à chanter. « Sans doute il devrait/ mieux rester muet/ s’il n’est pas Bossuet/ or n’est pas Bossuet/ le premier venu/ on se sent menu ». Une stupeur muette, et une jubilation silencieuse s’emparent de l’assistance.

Trémois jusqu’à son trépas

Emmanuelle Guibert à son intronisation sous la Coupole photo TD

Le discours reprend, avant qu’un nouveau couplet soit chanté a capella. « Pierre-Yves Trémois/ dans la somnolence/ de quelque séance/ de l’après-midi/ a bien dû se dire/ quel sera le sbire/ choisi pour écrire/ ma nécrologie ». La vie de Trémois se déroule ainsi jusqu’à son trépas (le pentamètre est un virus contagieux).

« Il faudrait Shakespeare : Angels and ministers of grace, defend us ! ». assure Guibert, qui se lance dans la tirade d’Hamlet, en roulant les R et en VO.

La salle frémit d’effroi, Guibert tonne, regarde le public, et s’exprime sans notes. Le maestro connaît son discours par cœur.

Le 20e volume d’Ariol d’Emmanuel Guibert disponible dans la librairie de l’Institut Quai de Conti photo TD

Donatella est aux anges

On croit le tour de force terminé, mais il tient à citer Verlaine, puis Pozzi, le peintre italien du XVIII ème. En version originale, bien sûr. Son épouse Donatella est aux anges. Tandis qu’il poursuit, évoquant Vassili Grossman, et la mère de l’auteur de Vie et destin, ainsi que la sienne disparue déjà. Trémois avait été proche de Fellini, et voici que Guibert s’affuble d’un nez rouge, rallume les lumières de Cinecittà, et d’un sourire fait oublier les larmes.

« Faire marrer les mômes » a toujours été le but du scénariste d’Ariol, dont le vingtième volume vient de paraître.

Emmanuel Guibert, Le photographe (intégrale) © E. Guibert, D. Lefèvre & Dupuis

L’évangéliste de la BD

Cette aptitude à passer du scénario au dessin, à alterner les rôles, en faisant du dessin un sport d’équipe, là où d’autres s’échinent en solitaire, signent la profonde générosité d’Emmanuel Guibert.
Cet évangéliste de la bande dessinée se transforme en visiteur bénévole à l’hôpital Necker, quand il n’est pas en train de Dessiner dans les musées, ou de Dormir dans les transports en commun, deux ses livres les plus brillants.
Mais le plus émouvant reste Le Photographe (éd. Dupuis), trois tomes parus en 20 langues, hommage à Didier Lefèvre, en reportage en Afghanistan.

Le pdg de LVMH sous la coupole

un témoignage d’Olivier Jobard sur le terrain en Afghanistan Photo Olivier Jobard

Aucun rapport a priori entre Kaboul et Louis Vuitton, et pourtant on distingue deux lettres d’or, LV, sur la veste d’un paysan afghan pris en photo par Olivier Jobard. Le lauréat du Prix de la photographie de l’Académie des beaux-arts en 2022 qui était exposé au Pavillon Comtesse de Caen, qui jouxte l’Académie, et il ne se doutait pas que cette superbe image préfigurait l’élection du pdg de LVMH sous la coupole. Par 27 voix sur 40, l’homme aux soixante dix marques de luxe a séduit les suffrages de l’Académie des sciences morales et politiques. Il y retrouvera le journaliste Alain Duhamel, l’ancien patron de la BNP Michel Pébereau, ou l’ex président de la BCE Jean-Claude Trichet. Tous élus à vie.

L’Aga Kan plie bagage

Xavier Darcos, le chancelier de l’Institut, qui coiffe les cinq académies, assure ainsi une renommée et les ressources de ce « Parlement du monde savant ». Les multiples fondations et bâtiments ont en effet besoin de financements, que seuls les grands mécènes sont capables d’assurer. Le château de Chantilly, par exemple, a perdu son principal soutien depuis le départ de l’Aga Kan en 2020, et les billets d’entrée couvrent rarement les dépenses de fonctionnement. L’Institut se doit également d’investir dans de nouveaux secteurs comme Canal Académies, dont les podcasts rencontrent un vrai succès.

Le dico des immortels

Initié en 1986, le 4éme tome de la 9e édition du Dictionnaire, fruit des séances du jeudi, vient enfin de sortir en version papier édité par Fayard. Les polémiques ne manqueront pas sur certaines entrées ou certaines définitions.
Parmi les 21 000 nouveaux mots ajoutés depuis l’ édition de 1935, on notera « yuzu », « vibromasseur » et « wokisme »…. Ainsi que quelques faux pas dans la version numérique : « préfète » est ainsi définie par « épouse d’un préfet ».
Mais ces auteurs assument d’emblée dans la préface « d’accorder une place à l’actualité dans ce qu’elle a d’éminemment historique, s’inscrit donc dans une perspective de cohérence, d’atemporalité et de préservation d’une continuité historique entre les éditions qui depuis 1694 – date de publication de la première édition – a toujours guidé l’Académie française dans ses travaux. »

Des sièges à pourvoir

Les quarante immortels ne sont que 37 actuellement, 3 sièges ont en effet été déclarés vacants suite au décès de leurs titulaires. Les fauteuils numéro 3, 14 et 22 sont donc à pourvoir. Il s’agit de remplacer l’avocat Jean-Denis Bredin, l’écrivaine Hélène Carrère d’Encausse, alias « la tsarine« , et le poète René de Obaldia. Avis aux amateurs.

Le Grand prix, antichambre de la coupole

Le Grand prix du roman de l’Académie française décerné chaque année depuis 1915, témoigne d’une belle ouverture d’esprit. Après Kessel, Bernanos et Saint-Exupéry, d’autres grands écrivains ont été couronnés, certes parfois en guise d’antichambre à une entrée sous la coupole, tels d’Ormesson (Lauréat 1971), François Sureau (Lauréat 1991) et Daniel Rondeau (Lauréat 2017).

Mais l’italo-suisse Giuliano da Empoli, pour Le Mage du Kremlin (Gallimard) en 2022, et le franco-vénézuelien Miguel Bonnefoy, pour Le Rêve du jaguar (Rivages) en 2024, ne doivent-ils cette distinction qu’à leur talent et à l’éclectisme des Académiciens ?

Après s’être mobilisée dés le 25 novembre pour demander la libération de Boualem Sansal, Grand prix en 2015 pour « La Fin du monde« , emprisonné en Algérie, l’institution rappelle qu’ écrire c’est de ne pas subir.

Thierry Dussard