Barbie, icône du 'Nouvel Âge du kitsch. Essai sur la civilisation du trop', de Gilles Lipovetsky & Jean Serroy (Gallimard)
Les ressources de notre hypermodernité
Avec le triomphe mondial de Barbie, Gilles Lipovetsky & Jean Serroy à qui ont doit plusieurs livres sur les facettes de l’hypermodernité – l’esthétisation du monde, le plaire et le toucher, la légèreté – ne pouvaient imaginer une confirmation presque « pure » de leur conviction : le kitsch jadis méprisé par son mauvais goût viscéral s’impose désormais en « néokitsch » systémique, « cool » et « tendance », remodelant la physionomie de notre monde. Le ringard est devenu « branché », et le « mauvais goût », un regard cool, libre et désaligné…. Fini les mondes parallèles, classique et moderne, virtuel et réel, personnes et avatars, …
Nous sommes désormais dans une civilisation traversée par la forme « transsectorielle kitsch » et repeinte aux couleurs kitsch.
Gilles Lipovetsky & Jean Serroy, Le Nouvel Âge du kitsch. Essai sur la civilisation du trop (Gallimard)
Vous cherchez à comprendre le succès de Barbie ?
L’hyperkitsch ultramoderne, c’est le « trop » exacerbé et mondialisé, le too much, l’excès, le clinquant, la surcharge, l’hétéroclite, envahissant de plus en plus de secteurs. C’est au moment où les clichés et stéréotypes genrés, sentimentaux, touristiques, littéraires sont battus en brèche comme jamais que, paradoxalement, la logique kitsch prolifère et qu’elle en vient à exercer un empire chaque jour plus manifeste.
Si ces lignes n’ont pas été écrites en pensant au film Barbie (le livre est sortie en mai, le film en juillet), elles en constituent à la fois un éclairage critique limpide et une piste de réflexion pour la suite
Son exubérance, son foisonnement, son hétérogénéité ont gagné le domaine du style de vie consommatoire, la manière d’exister de la plus grande partie de la population des pays développés. L’excès de l’hyperkitsch consumériste a pris le relais de l’excès décoratif du kitsch bourgeois et romantique.
L’univers kitsch s’est transformé au fil du temps.
La définition du mot kitsch est assez plastique même si elle est directement liée à la reproductibilité industrielle de l’ère bourgeoise. Son histoire que les deux auteurs brossent avec clarté et exemples choisis souvent savoureux colle à celle de notre société de consommation de masse et puis en son emballement en « capitalisme d’hyperconsommation contemporain ».
Depuis dans les années 1860-1880, à aujourd’hui, la force du propos est de souligner que loin d’être une esthétique, un style, ou une mentalité invariables tant dans sa pratique (surtout dans les mains des artistes ‘contemporains’) que sa réception, il est sorti du « home bourgeois » pour gagner tous les secteurs culturels et du design de la société : « caddies surchargés de tout, art d’avant-garde, défilés de mode, clips vidéo, séries télévisées, marques de luxe, design et architecture modernes, mais aussi les commémorations, la téléréalité, la cuisine, le tatouage, les ronds-points, et même la philosophie. », en somme, la dynamique de la « civilisation du trop » que le « modèle » Barbie incarne et plus rien ne semble contenir.
Le métavers offre au kitsch un avenir assuré
Dans un renversement spectaculaire de sa valeur et de son statut social, nous vivons, insistent les deux auteurs le temps du kitsch extrême et proliférant, élargi et surdimensionné, et en même temps assumé et dignifié. Et de nous avertir :
L’explosion multidimensionnelle du kitsch est tout sauf parvenue à son terme, tant elle est démultipliée et intensifiée par les technologies du numérique, de la 3D, de la réalité virtuelle.
Virtuel ou pas, c’est à un « kitsch XXL », une ère du faux déjà dénoncé par Umberto Ecco, avec ses effets spectaculaires dans tous les secteurs de la vie… dans les urbanismes pastiches gigantesques en Chine, les méga-centres commerciaux, les immenses parcs de loisirs, les aménagements des lieux touristiques, les villes bling bling (comme Dubaï) que se déploie le kitsch : « Comme si, à travers l’extension de son territoire, c’était la société elle-même et le système qui l’organise qui trouvaient dans le kitsch leur expression propre. »
Autant une attitude, un mode d’existence, l’hyperkitsch est un ordre proliférant, inflationniste, hypertrophique
Le refus d’excommunier le kitsch, appelé à connaître un avenir « brillant ».
Loin d’une approche critique radicale, fidèle à leur position d’analyste, refusant tout ingérence moraliste, les auteurs ne cachent pas aussi que nous avons tous en nous quelque chose de kitsch… fasciné par les « choses », « un ethos axé sur le bonheur consommationniste. »
Il est un kitsch qui poétise heureusement le monde. Le kitsch a ce mérite qu’il est perçu et aimé parce qu’il donne de la légèreté, il permet une forme d’évasion facile. Il y a un charme de la profusion, de l’excessif, des stéréotypes, du « nunuche », des paillettes. Revendiquant qu’ il n’existe pas de civilisation sans formes légères, tout kitsch n’est pas nul ; il y a même du kitsch génial, dotées de vraies qualités artistiques, porteuses de nouveauté, de singularité, de créativité …
Et de citer Victor Hugo, Wagner, Mahler, Fellini, Jean Paul Gaultier, Quentin Tarantino, Joana Vasconcelos, Maurizio Cattelan….
Bref, à chacun de prendre en compte ce qu’il peut y avoir d’ironie, de second degré, mais aussi de créatif, de singulier, de novateur dans l’hyperkitsch
Un kitsch surmultiplié et hyperpluralisé.
Aussi, on comprend qu’il est difficile de parler d’une seule esthétique kitsch tant ses manifestations sont diverses et témoignent de sensibilités parfois radicalement adverses. Le temps du kitsch insouciant, naïf, sérieux, pompier, mignard, a cédé le pas au kitsch pluriel qui s’amuse de lui-même, joue avec les aspects inacceptables de la vie, exprime des désaccords avec le monde.
Force est de l’observer : il y a du bon kitsch, riche, capable de renouveler les genres artistiques, de déplacer les lignes du goût, de changer la sensibilité esthétique en créant de nouvelles hybridations. (…)
Plus nous vivons dans le monde froid du numérique, de la robotique, de l’informatique, sous la coupe de la rationalité instrumentale et de la concurrence marchande, plus monte le désir d’expériences visuelles inouïes, d’images extrémisées, de scénographies hyperboliques, de kitscheries fantastiques et fantasmagoriques, de décors baroques, de super-héros et de mutants, de graphismes époustouflants1 , afin de ressentir du dépaysement et des émotions fortes, de s’évader de la quotidienneté répétitive et des malheurs de la vie.
Il faut penser le monde virtuel des nouvelles technologies comme un formidable vecteur de kitschisation de l’imaginaire.
Peut-on encore modérer le néokitsch ?
Solidement démontré, les auteurs convainquent que l’avenir du kitsch est assuré et rassurant (sic) : « Ce qui n’exclut ni les paradis édéniques, ni la romance, ni les expressions du kitsch doux. » Malgré la persistance des critiques de ses éternels détracteurs, et la rationalité économique et environnementale que « le trop est nuisible et détestable, en même temps nous le chérissons pour ses fantaisies et ses folies hédonistes.»
A leurs yeux, une politique de décroissance du ‘trop’ mortel pour notre planète risque d’avoir du mal à s’imposer aux cœurs : « Rien n’arrêtera la passion du kitsch distractif et cela parce qu’elle s’enracine dans ces phénomènes de fond que sont la détraditionalisation des sociétés, le culte des jouissances immédiates et l’essor des économies capitalistes fondées sur l’innovation perpétuelle. »
L’homo kitschicus sans limite
La critique du « trop » est bel et bien devenue vitale, constatent les auteurs, mais leur réassurance ne convint pas : « ses effets ne vont pas manquer de se concrétiser et voir l’avènement d’un « trop » repensé et refabriqué, acclimatant le kitsch aux exigences environnementales des temps nouveaux« . Puisqu’ils reconnaissent que « Le règne de l’homo kitschicus n’est nullement mis en péril : l’esthétique kitsch de l’excès, des paillettes, de la brillance, du « plein la vue » ne fera, bien au contraire, qu’amplifier ses effets. »
Comment ne pas appeler de ses vœux un kitsch différent, qui ne soit ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. De son âge historique et bourgeois des temps industriels à son âge nouveau de l’ère de la consommation, le kitsch a déjà fait la preuve de sa plasticité. Tout laisse à penser que cette créativité historique n’est pas à bout de souffle, qu’elle se poursuivra irrésistiblement et ce, pour le meilleur comme pour le pire : le kitsch, tel qu’en lui-même, enfin, l’homme d’aujourd’hui, et de demain, n’a pas fini de le changer.
Barbie Kitschicus, du femal gaze au planet gaze ?
Après avoir réussi à créer un « female gaze » certes débattu et ambivalent, mais incontestable, la poupée peut-elle aussi lancer un « planet gaze » ?
Dans son monde, il est encore permis de rêver…
#Oliver Olgan