Beaux-livres : D'étoiles en étoiles, Proust et les Arts, Thierry Logé (Hazan)
« La vie, les rencontres, la mémoire : telle est la palette de Proust » Si les livres sur Proust et la peinture sont nombreux, « Proust et les arts « se distingue par sa capacité à renouveler l’iconographie qui entoure et fascine l’auteur d’ « A la recherche ». De l’appartement de ses parents, à son engagement pour l’art de son temps, Thierry Logé multiplie les rapprochements entre le peintre inventé Elstir et ses modèles (Harrison, Vuillard, Helleu, Whistler). Son enquête construit un magnifique livre d’images qui éclaire d’un nouveau jour le regard avide de Proust convaincu que l’art aide à mieux vivre.
Une plongée immersive dans un regard
Evoquer Ernest Meissonier dès la première page dans un chapitre éclairant son univers de jeunesse : « Chez la famille Proust » montre que le livre de Thierry Logé ne sera pas une incursion dans le monde artistique de Proust comme les autres. IL ne se contente pas des correspondances entre les personnages réels et syncrétiques de « La Recherche ». D’une écriture alerte, il renouvelle l’iconographie habituellement attachée aux gouts et réminiscences de Proust : « Meissonier, en effet, est le point de départ d’un voyage «d’étoiles en étoiles». Et lorsque, dans une esquisse du Côté de Guermantes, Proust se retournera sur le trajet qu’il a dû accomplir, avec toute son époque, pour que l’art ne soit plus un simple ornement, un agrément, une illustration, mais une tentative de réformer et d’instruire le regard, il se souviendra du vieux peintre des batailles et des portraits costumés ».
C’est à l’éducation puis au développement d’un œil que cette enquête est dédiée, scrupuleuse pour situer les rencontres de Proust avec un tableau, érudite pour associer inspiration et fiction : « L’œuvre imaginaire d’Elstir, le grand peintre de la Recherche, est créée par la superposition d’une infinité de tableaux réels » insiste Logé pour nous entrainer dans ce récit de voyage iconographique.
Les premiers pas dans un appartement bourgeois
Que découvre-t-on sur les murs des Proust ? Proust en a fait l’inventaire : Jean Béraud (La Madeleine chez le pharisien), Anaïs Beauvais, Laure Brouardel, Jacques-Émile Blanche, Govaert Flinck (Tobie et l’Ange), Lecomte du Nouÿ, Gabriel Metsu et un Francken le Jeune, qu’il conservera. Sans oublier ce Chanteur florentin signé Paul Dubois que Proust possède toujours en 1919. Logé ne manque pas de rappeler que « Proust décrit l’appartement dans lequel il a grandi comme «la chose la plus laide [qu’il ait] jamais vue, le triomphe du mauvais goût bourgeois», un «salon d’une laideur toute médicale», «où les bronzes, les palmiers, la peluche et l’acajou tenaient leurs rôles respectifs». Proust ne sera jamais collectionneur.
Dés son premier article à 19 ans, sous pseudonyme, un compte rendu d’une exposition, Logé insiste sur cet œil à la fois curieux et engagé : « il a déjà conçu cette idée que toute son œuvre développera: un grand artiste est celui qui renouvelle notre vision du monde. Et il ne prise que les tableaux qui tentent d’accomplir ce prodige. » Dans les Salons que le jeune critique arpente, se mêlent Albert Edelfelt, Puvis de Chavannes, Forain, Dagnan-Bouveret, …. Sans négliger les arts décoratifs (Gallé).
La traque permanente d’un boulimique
Des riches collections privées du Faubourg Saint Germain (les Straus, Lemaire, le docteur Albert Robin) aux personnages amateurs d’art (Robert de Montesquiou-Fezensac, Miss Winnaretta Singer, princesse Mathilde, Charles Haas, Camille Groult, Georges Charpentier, Charles Ephrussi, Ernesta Hierschel von Minerbi, Samuel Pozzi, Gaston Gallimard), « presque toujours en avance sur leur temps » Logé reconstitue et nous entraine dans les trésors que grâce à ces mentors, Proust a pu voir : « Il vit à l’époque où les chefs-d’œuvre du xix e et du début du xx e siècle, aujourd’hui dispersés dans les musées et les collections du monde entier, sont regroupés autour de lui, à vingt minutes de marche ».
Les musées « des maisons qui abritent seulement des pensées » pour Proust tiennent une place centrale à commencer par le Louvre : « Le fond de la culture artistique d’un Parisien, c’est, à l’époque, le Louvre, un musée encore propice aux admirations solitaires. (..) . Proust, au Louvre, n’oublie pas d’être historien de l’art » : de Rembrandt à Vermeer, de Chardin à Millet.
Relier par la mémoire diverses productions du même artiste
Les galeries apportent aussi leur lot de découvertes ; des Primitifs français ou flamands aux impressionnistes. Dans cette pérégrination plus mondaine que muséale, l’époque est aux collections fabuleuses, de Bretagne à la Flandre, de Hollande à l’Italie, Logé nous révèle un Proust toujours inassouvi d’art. Par tous les moyens, Proust cherche à voir ces collections pour « être seul dans sa contemplation, et se débrouille pour l’être, au risque de la grossièreté. (…) La vérité n’est pas dans une philosophie de l’art, mais dans les menus souvenirs, dans les images que nous avons conservées de la contemplation d’une œuvre. Voilà pourquoi Proust préfère être seul en face d’un tableau: il relie par la mémoire diverses productions du même artiste, et dans leur rapprochement il entend les voix intérieures qui lui dictent les plus belles pages de son roman. »
Moins connu, Logé dédie tout un chapitre à la passion de Proust pour les cathédrales – de Paris à Amiens : « les rayons du soleil projetant les cou[1]leurs des vitraux sur les dalles et les colonnes des cathédrales, la lanterne de l’automobile animant par des ombres et des lumières les rinceaux de feuillages sculptés aux portails de Lisieux — se retrouvera dans la Recherche, dans les églises de Combray ou de Balbec, sous le porche de Saint-André-des-Champs (…) Dans ces pages s’exprime une spiritualité qu’on a souvent reproché à Proust de méconnaître, alors qu’elle s’inscrit, en toutes lettres, dès le seuil de Combray, et qu’elle se déploie encore dans la dernière phrase de l’épisode de la mort de la grand-mère du narrateur, immortalisée, transfigurée sous l’apparence d’une sainte de l’Église catholique. »
Au cœur des conquêtes de l’art moderne
Si on n’oublie pas que Proust est mort avant Monet, Logé balaye le stéréotype d’un Proust aux gouts « rétrogrades » : dans un chapitre dédié aux conquêtes de l’art moderne, il rappelle qu’ »il accueille au contraire avec curiosité et bienveillance les créations les plus radicales de son temps. » Proust fut l’un des rares à déclarer un enthousiasme inconditionnel aux Nymphéas de Monet qu’il découvre en 1900 « cette intention de peintre puissamment manifestée a dématérialisées, en quelque sorte, de tout ce qui n’est pas la couleur», « ces tendres nymphéas que le maître a dépeints dans des toiles sublimes dont ce jardin (vraie transposition d’art plus encore que modèle de tableaux, tableau déjà exécuté à même la nature qui s’éclaire en dessous du regard d’un grand peintre) »
Idem pour James Whistler qu’il découvre en 1905 pour prendre sa défense : « «Si celui qui a peint les Venise en turquoises, les Amsterdam en topaze, les Bretagne en opale, si le portraitiste de Miss Alexander, le peintre de la chambre aux rideaux semés de bouquets roses et surtout des voiles dans la nuit […] n’est pas un grand peintre, c’est à penser qu’il n’y en eut jamais 17.» À la même époque, il révèle que, dans sa chambre «volontairement nue, il y a une seule reproduction d’œuvre d’art: une admirable photographie du Carlyle de Whistler au pardessus serpentin comme la robe de Sa Mère. »
Proust n’est pas un simple spectateur de ces transformations, il en est l’un des acteurs principaux : des Nabis aux futuristes italiens, du cinéma au mouvement Dada, des Ballets Russes (à l’occasion de Parade il rencontre Picasso), aux cubistes. Il est proche d’André Lhote, même si remarque Logè : « Dans la Recherche, Proust ne cite aucune œuvre cubiste et n’en prête aucune à Elstir. Mais c’est la technique cubiste elle-même qui est passée dans le roman, et tout particulièrement pour décrire Albertine. (…) La Recherche accompagne les révolutions intellectuelles de l’époque, et l’on comprend bien que son auteur n’ignore pas grand-chose de leurs manifestations les plus hardies.»
A la recherche d’Elstir
Les deux derniers chapitres tentent d’élucider les modèles d’Elstir et son esthétique « à la fois une anagramme et une anamorphose. Aucun musée n’expose ses œuvres, et nous n’en pouvons connaître que ce que Proust en a dit. Pourtant, chaque lecteur d’À la recherche du temps perdu peut nommer ou deviner les peintres qui se dissimulent derrière lui — Chardin, Turner, Monet, Renoir, Helleu, Moreau, Whistler et quelques autres. (…) L’esthétique repose sur deux ou trois grandes lois. En premier lieu, la beauté n’est pas dans les choses, mais dans le regard, car, pour l’œil, sujets nobles et sujets humbles ont une égale importance. »
Autre principe, pas d’opposition entre les anciens et les modernes : « Il existe une sorte de fraternité du métier à travers les âges, qui est celle d’un vaste et perpétuel atelier — Ghirlandaio, Carpaccio, Rembrandt, Watteau, Goya, Corot, Turner, Manet auraient eu tant de choses à se dire — et qui permet à Proust de ranger sous le nom d’Elstir des œuvres hétéroclites. »
C’est la mémoire qui peint, elle est le vrai pinceau, la palette et la couleur de l’écrivain
Cette enquête plutôt serrée sur l’identité d’Elstir et les influences de son créateur constitue un fabuleux livre d’images d’un art vivant par celui qui le regarde. Malgré les musées et pays parcourus, Logé ne peut que se résoudre à des hypothèses, même si stimulantes : « La vie, les rencontres, la mémoire : telle est la palette de Proust. Ses souvenirs sont autant de touches de couleur avec lesquelles il peint le personnage d’Elstir, en les disposant sur la trame de son roman. Il use de Harrison, de Vuillard, d’Helleu, de Whistler, comme du carmin, de l’outremer, du lapis-lazuli, de la terre de Sienne brûlée. Par repentirs successifs, il cerne son sujet, le plonge dans cette grande lumière vibrante de la vérité, qui est celle où baigne chaque page de son livre. »
De ce périple de « voyant » le lecteur retient que seule compte la quête, davantage que l’utopique objectif de démasquer qui se cache derrière l’iconique Elstir. L’art aide à mieux vivre. « L’art est un appel au voyage, souffle Logé une fenêtre ouverte sur des paysages et des êtres dont on ne verra jamais les modèles, et dont il nous transmet le désir plus puissant, plus fécond de n’être pas assouvi. »
C’est aussi le plus bel enseignement que distille Proust dans sa ‘Recherche’ !
#Olivier Olgan