Sculpture immersive : Bernar Venet, L’hypothèse de la gravité (Louvre Lens)
Catalogue, de Maurice Fréchuret, éditions Skira-Louvre-Lens, 2021, 176 p., 29 C.
Un suspens, une intrigue, au fonctionnement pareil à celui d’un morceau de narration… 2022 est-elle l’année Venet ? L’ »effondrement » que le sculpteur octogénaire a installé jusqu’au 10 janvier 2022 au Louvre-Lens clôt-t-elle -ou au contraire libère-t-elle- la Galerie du Temps qui synthétise plusieurs millénaires de Beauté. Cette « Hypothèse de la gravité », titre de cette installation manifeste engage en dépassant les règles de la physique, une nouvelle ère de l’art.
Une provocation de trop ?
Ceux qui ne voient qu’un amoncellement de poutres d’acier – certes en arcs, lignes ou arcs – ne peuvent que s’insurger devant la provocation de cette tabula rasa qui défit tous leurs canons esthétiques de surcroit au cœur du Louvre, temple de cette Beauté manifestée par sa Galerie du Temps, synthèse de 5 000 ans d’une histoire de l’Art éternelle ! Et ce n’est pas surement pas un hasard si dans l’autre aile du musée, l’exposition consacrée à Les Louvres de Picasso (jusqu’au 31 janvier 22) montre à quel point l’institution muséale fut plutôt réfractaire au trublion catalan, et que ce dernier n’a jamais oublié le camouflet !
Entropie ou le degré de désordre d’un système
D’autant que Bernar Venet est un habitué du fait, notamment à Versailles où les mêmes n’avaient guère gouté son ‘couronnement’ de la statue équestre de Louis XIV, et ses ‘Désordres’, arcs d’acier dispersés dans le parc que l’on retrouve aussi dans celui du Louvre Lens. Peu leur importe dès lors, si l’artiste s’appuie sur la science à travers le concept d’entropie – règle centrale en physique qu’il définit comme la « grandeur fonctionnelle qui mesure le degré de désordre d’un système » pour mettre en scène ses coups du hasard dans le « balancement » une par une des pièces d’acier.
Marchant ou plutôt se glissant dans cette gigantesque construction aléatoire, le visiteur devient partie prenant de cette forêt d’acier où règne paisiblement l’instabilité, la dispersion, la désorganisation. « L’installation effondrée se révèle comme une suspension, comme l’écrit joliment Marie Lavandier, directrice du Louvre Lens en préface du catalogue, ou plus lisiblement encore : un suspens, une intrigue, au fonctionnement pareil à celui d’un morceau de narration. »
Une connexion avec 5000 ans de sculpture
Une véritable fascination pour l’énergie presque « féroce » de ce ‘chaos immobile’ – construit méthodiquement, tant il s’enchâsse parfaitement dans le pavillon transparent du Louvre Lens – s’empare de chacun. Entre un Couros en marbre provenant du sanctuaire d’Asclépios et L’hallali du cerf de Debay Fils (1838), la remise en question de la pratique sculpturale et du principe de déconstruction qui lui est lié engagée par Bernar Venet trouve tout de même sa place pour Marie Lavandier : « S’impose alors comme une évidence que chaque geste de sculpteur vise à générer un nouvel espace par l’agencement de pleins et de vides, pose l’hypothèse de la gravité, qu’il ajoute de la matière ou qu’il en retire, qu’il modèle, qu’il accumule ou qu’il taille, quelle que soit la nature culturelle ou spirituelle de son champ d’intervention. »
Et loin d’être une conclusion de l’histoire, cette Hypothèse de la gravité – équilibre de déterminisme et d’imprévisibilité – ouvre de stimulantes perspectives !
Un parcours créatif de six décennies
Au-delà de l’émotion presque viscérale que chacun ressent au cœur de cette nef d’acier, Maurice Fréchuret, dans le catalogue édité par Skira retrace avec précision et clarté la quête de l’artiste, et souligne que L’éloge de la gravité s’inscrit (voir, couronne) un parcours créatif débuté il y a six décennies avec sa Performance dans les détritus (1961) et Tas de charbon (1963) jusqu’aux séries des « Effondrements » de 2009 à 2019 en passant par les « Accidents » et « Désordres ».
L’apprivoisement du hasard, le défi des lois de l’apesanteur, et l’invention d’un acier aérien s’insinuent puis s’imposent dans le dénouement du possible esthétique. « Bien que régie par le postulat de la démonstration objective et de la rigueur mathématique, l’œuvre de Venet ne se dessaisira cependant pas des éléments produits par l’inflexion corporelle et la dynamique qui lui est attachée. Ainsi, le geste physique, associé à la force de la pesanteur, restera un élément fondateur dans nombre de pièces ultérieures de l’artiste et relativisera la portée objectivante de son entreprise. La loi de la pesanteur demeurera cette «main» dont parle Thomas McEvilley, pour devenir un élément central dans maintes expérimentations. »
Nous libérer des forces qui nous échappent
S’il est difficile de résumer six décennies d’expérimentations, et une Poétique qui sait si bien mettre en scène les paramètres même de déstabilisation et de précarité qui l’animent, Maurice Fréchuret sait mettre en cohérence la dynamique de ce « créateur infatigable, en permanence en quête de solutions nouvelles, de défis inédits qu’il s’emploie à relever tout en restant fidèle aux principes qu’il s’est donnés et aux axes qu’il a choisis ».
L’une des nombreuses perspectives esthétiques, engagée par cette « autre manière de procéder à la désublimation de l’œuvre, désublimation voulue et recherchée » nous semble correspondre à l’ère qui s’ouvre dans l’incertitude de la pandémie et du dérèglement climatique : organisé dans le déséquilibre et l’instabilité, Bernar Venet nous convie à apprivoiser et nous libérer nous aussi des forces de gravité qui nous échappent.
#OlivierOlgan
Pour retrouver le travail de Bernar Venet : visiter la Venet Foundation au Muy (Var)