Caroline Henry, artiste multimédia, s’affranchit des codes de la féminité
De l’artisanat à l’art
Comment passe-t-on de l’artisanat du chocolat à artiste plasticienne ?
Caroline Henry. Dans les deux cas, il y a un travail de la matière, et celle-ci, en raison de mon environnement familial, m’est familière. Mon père est artisan chocolatier et mon grand-père était charpentier. J’ai commencé par observer les gestes et les transformations de la matière. J’ai toujours aimé voir les formes naître d’un geste juste. Quand mon père a créé son atelier d’artisan chocolatier, j’ai passé tellement de temps à ses côtés que j’ai fini, en effet, par apprendre le métier. Plus tard, j’ai retrouvé la même chose pendant mes études de cinéma : la transmission et l’apprentissage passaient avant tout par les gestes et l’observation, non par les mots. Ces expériences ont façonné l’artiste visuel que je suis. Mon œil n’a cessé de s’exercer.
Vous évoquiez à l’instant le cinéma, vous avez aussi une formation en anthropologie, vous pratiquez la danse, toutes disciplines qui infusent aujourd’hui dans votre travail photographique
Toutes ces pratiques m’ont nourrie. L’artisanat, à travers le travail du corps et de la matière, peut conduire à la danse. Inversement, l’apprentissage de la danse peut donner envie de réaliser des films. Les choses ne sont pas antagonistes, il y a en permanence des mouvements entre les arts. Par exemple, quand on filme, la question de la place dans un espace donné est centrale, ce qui vaut aussi en photographie, mais également en danse. Quant à l’anthropologie, c’est un vieux rêve. Enfant, je voulais être anthropologue. J’ai toujours été fascinée par l’être humain, par les façons de vivre de certains peuples à mille lieux de ce que je pouvais connaître. En m’y intéressant, j’avais l’impression de trouver des réponses aux questions que je me posais. Or un jour, en déambulant dans les couloirs de l’université Paris 8 où je faisais mes études de cinéma, je suis tombée par hasard dans le département d’anthropologie.
Pouvez-vous revenir sur la genèse de vos deux grandes séries photographiques, Les étendues intermédiaires et Ce que tu vis seulement te trace ?
Les étendues intermédiaires est un travail sur le paysage intérieur. La photographie est arrivée après le cinéma dans ma pratique. Progressivement, j’ai voulu voir comment le médium photographique pouvait nous aider à plonger en nous. Concrètement, ces paysages intérieurs sont le fruit de l’exposition de plusieurs négatifs. Il ne s’agit pas de photographies conçues après coup, il y a une part de hasard et j’y tiens, j’aime que des choses nous échappent. C’est également un travail sur la matière. Je ne sais jamais ce qui va sortir de ces multiples expositions.
Je le confie à la pellicule qui va révéler quelque chose d’une promenade où j’accumule plusieurs sensations de matières. C’est donc aussi une photographie de l’ordre de la sensation. Il y a eu beaucoup de tâtonnements avant d’en arriver là. L’appareil que j’utilise est rudimentaire.
En gros, c’est une boîte avec une pellicule à l’intérieur. Il ne nécessite aucun réglage. C’était une des conditions de départ, je voulais repartir au fondement de la photographie. L’image qui en résulte est spontanée, on est dans l’instant présent. On voit une texture, un espace. J’ai eu envie de rapprocher les deux quand j’ai senti qu’il se passait quelque chose dans l’image quand des entités différentes étaient en contact, quand le ciel était au contact de la terre par exemple ou quand on rapproche l’eau et la terre.
C’est l’intervalle entre les images qui dessine de nouveaux territoires, ces étendues inédites qui interpellent l’imagination, où finalement il y a plus à projeter qu’à voir.
Les étendues intermédiaires
Et pour la série « Ce que tu vis seulement te trace » ?
En 2022, quelques années après avoir commencé cette recherche sur la texture et les sensations, j’ai suivi la FotoMasterclass qu’ont lancé Sylvie Hugues et Flore, commissaire d’expositions et photographe. Au début, il était demandé à chaque participant de se présenter. Quand mon tour est venu, j’ai beaucoup parlé de danse. Sylvie Hugues et Flore m’ont invitée à creuser cela. Je suis alors retournée dans le Perche, le lieu de mes racines qui est aussi celui où j’ai réalisé Les étendues intermédiaires.
Si la danse devait apparaître dans mon travail, il était évident que ce serait sur ces terrains sauvages où je vais chercher mes paysages intérieurs.
D’autant que dans le même temps, en me documentant, je me suis aperçue qu’avant d’être le spectacle que l’on va voir en salle aujourd’hui, la danse, indissociable en cela du vivant autour d’elle, a longtemps été pratiquée à l’extérieur.
L’espace et le corps
Dans cette série, vous faites corps en effet avec le vivant autour de vous
Au début, quand j’ai pris cette décision d’apparaître dans la photo, ce que je n’avais jamais fait auparavant, je sortais tout le temps du cadre. Je voyais une nature qui pouvait être onirique, inspirante mais je ne voyais pas la photo qui avait été faite. Gaston Bachelard, dont la pensée scientifique et la poésie me fascinent, dit que tout notre imaginaire provient de la matière.
Quand on va se promener dans une nature sauvage et que l’on y découvre des formes complexes, je suis en effet convaincue que celles-ci ensuite nous accompagnent sans qu’on le sache. C’est la même chose sans doute pour la danseuse qui est imprégnée de l’environnement autour d’elle. Cela apparaît sur la photo.
Comment procédez-vous ?
Même si je suis très attachée à l’argentique, j’ai utilisé un appareil numérique pour cette série. Au départ, j’avais songé à installer un déclencheur filaire à distance, autrement dit une poire, mais celle-ci ne peut être déclenchée qu’à trois mètres. Or, je voulais être libre dans un espace le plus vaste possible, étant entendu que le lien entre l’espace et le corps est la dimension centrale de cette série. J’ai donc utilisé l’intervallomètre de mon appareil numérique qui permet de faire des images à des intervalles de temps définis.
Avec une part d’aléatoire…
Absolument, d’autant que je ne sais même pas quelle danse je vais faire. Je travaille la danse d’improvisation depuis longtemps, ce n’était donc pas une nouveauté de me lancer comme cela quelques minutes en pleine nature, mais effectivement, je ne sais pas où exactement je vais me placer. Quand bien même je contourne les obstacles – marais, épines… – il m’est souvent arrivé de rentrer blessée, mais la nature n’a jamais été hostile à mon égard, elle m’a plutôt bien accueillie.
D’où l’importance ensuite du travail d’édition
Je choisis cette image parmi des centaines, comme je maitrisais très peu de choses, il fallait absolument que j’en fasse beaucoup pour qu’il reste de belles traces de ces moments qui ne se jouent qu’une fois.
Actrice de sa vie
Avant cette série, vous le disiez plus tôt, le fait de vous retrouver face à l’objectif n’appartenait pas à votre pratique
La décision de montrer mon visage et mon corps n’avait rien d’évident, elle a même été perturbante au départ, mais j’en étais à un moment de ma vie où après m’être beaucoup retranchée, ou avoir été dans un rôle de passeuse, ce qui, par ailleurs, m’a beaucoup apportée.
J’ai décidé d’être davantage actrice de ma vie. Il y avait donc cette décision mûrement réfléchie d’entrer dans le cadre, mais aussi, indépendamment de cette raison intime, de porter humblement une « voix » de femme. Je porte une robe, ce n’est pas neutre, je tiens à me montrer femme, et de plus en plus avec le temps puisque parfois j’apparais nue. J’assume d’entrer dans la lumière de cette façon crue.
Cela, bien sûr, s’est fait petit à petit. Ce n’est pas ma vie qui est au centre, on voit d’ailleurs très peu mon visage. Les gens qui me connaissent, et à qui je n’avais pas parlé de cette série m’ont demandé si c’était vraiment moi quand j’ai commencé à la montrer. J’ai trouvé cela très juste.
Ce n’est pas moi mais l’expression de beaucoup d’autres choses, d’une féminité, d’un dialogue avec la nature.
Vous avez récemment eu l’opportunité de montrer la série au Japon
En 2023, Ce que tu vis seulement te trace a été présentée par le magazine « De l’air » et son rédacteur en chef Stéphane Brasca au Prix Zooms Photo qui récompense la création émergente au Salon de la photo. J’ai remporté le prix du public et j’ai été exposée au salon de la photo, manifestation elle-même jumelée avec le salon de la photographie de Yokohama, le plus grand salon de la photographie au monde, ce qui m’a permis d’être exposée et invitée là-bas. C’était fabuleux.
La culture japonaise me fascine. La photographie japonaise est très liée au vivant et la série a trouvé un bel écho.
Vous avez récemment fait partie du « jury Tënk du documentaire » au festival Côté court à Pantin
Le cinéma reste très présent dans mon travail. Ma culture reste profondément marquée par le cinéma. Rien de tel que d’être membre de ce jury pour conserver un lien avec la création contemporaine.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je poursuis mon travail sur Les étendues intermédiaires en essayant aujourd’hui de donner du mouvement aux paysages ou à la texture. J’ai aussi repris mon appareil argentique dont les contraintes techniques et le coût m’obligent à être économe autant qu’à parfaitement penser mon geste en amont.
Globalement, j’essaye de travailler sur une photographie de geste.
C’est tout récent. Je n’ai du reste encore rien vu de ce que j’ai commencé à faire au Japon, car ce voyage, en plus d’être une magnifique invitation à exposer et à rencontrer le public japonais, m’a permis de visiter le studio de danse historique de Kazuo Ohno, le maître de Butō, une pratique qui influence énormément ma danse d’improvisation aujourd’hui. Photographie, danse… Tout s’est cristallisé à un moment à l’occasion de ce voyage.