Cinéma en salle : Gerry, de Gus Van Sant (2001. Restauré)

en salle à partir du 17 août.
avec Matt Damon et Casey Affleck, scénario original Casey Affleck, Matt Damon, Gus Van Sant, directeur de la photographie Harris Savides, montage Paul Zucker, musique Arvo Part

Au Festival de Deauville, il y a plus de vingt ans de cela, Matt Damon était descendu d’Hollywood pour promouvoir Gerry, un film qui, par son originalité, sa sobre audace, avait bien besoin d’une star pour tenter de passer la rampe. On en jugera dès cette semaine  où le premier opus de Gus Van Sant de la trilogie (Elephant, 2003 et Last days, 2005) ressort en salle dans sa nouvelle restauration. Envoûtant, avertit Jean-Philippe Domecq. A perte de vue, péril de vie.

Ce qui s’appelle exactement le « no man’s land »

Pendant six minutes sur fond de musique planante d’Arvo Pärt, vous voyez filer vers vous, à une quinzaine de mètres, une voiture avec deux passagers, sur une route perdue dans un paysage immense dont le soleil de fin de journée souligne les ombres, les plis de relief. Le long plan-séquence vous la montre ensuite depuis le capot ; ce sont deux hommes, qui ne se disent rien ; puis la Mercedes bifurque, s’arrête, les deux silhouettes claquent les portières et se dégourdissent les jambes. Vous reconnaissez Matt Damon comme acteur, et Casey Affleck ; vous en êtes un peu étonnés, et rassurés, car jusque-là vous pouviez vous craindre embarqués dans un documentaire, planant, mais documentaire : pour 1 h 38 d’après la durée annoncée, vous préfériez plus palpitant. Et nos deux figurants partent à souples foulées dans la nature. Fourrés, étendue, respirations et léger souffle de l’air, sons des pas sur la terre sèche.

Vous commencez à vous inquiéter   

Tandis que la caméra suit les deux hommes en long travelling de profil pendant le temps que dure pour nous tous une marche de jeunesse, rapide et ferme, vous vous demandez si, de documentaire, vous n’êtes pas passé à film expérimental sans événement. La tension n’est toujours pas narrative. Seulement voilà, l’intrigue est entre vous et ce que vous regardez – comme les deux marcheurs. D’autant que vous avez confirmation qu’ils ne sont venus là que pour se détendre les jambes : à un moment, leur jeunesse adulte déclenche un semblant de course entre eux, et puis, essoufflés, ils s’allongent à même le sol, regardent le ciel. Qui s’assombrit tranquillement, le crépuscule. Il est temps de rentrer, ils rebroussent chemin. Nouveau long plan séquence qui les accompagne de profil tout du long. Jamais l’un ne sème l’autre, régulièrement l’un vérifie que l’autre est là, à trois pas. Et puis, première hésitation et premières paroles : un doute sur le chemin, celui nommé « Gerry » regarde alentour – rien que les fourrés, toujours un peu de vent, et au loin, au loin le relief de l’immense cuvette désertique. Non, tout va bien, c’est par là. Ces faits sont si simples qu’on y est comme si on y était. Dans la vie.

https://youtu.be/L6Gfr0OJODI

Comme on se perd

Ils finissent par admettre qu’ils ont perdu la direction de la voiture. Le dominant des deux, Gerry incarné par Matt Damon, propose qu’on cherche en partant dans des directions opposées. L’autre, incarné avec détermination par Casey Affleck, n’est pas mécontent de suivre sa voie. D’ailleurs, la hiérarchie secrète comme entre deux frères s’inverse quelque peu lorsqu’après bien des détours et escalades, il hèle l’autre depuis un bloc rocheux qui domine le vallon où ils devaient se retrouver. Mais se retrouver pourquoi là puisqu’ils étaient partis dans des directions opposées ? Ce phénomène spatial va se reproduire deux fois, que rien n’explique puisque tout dans ce film est centré sur deux êtres qui se promènent et se perdent dans un paysage incommensurable : nous n’en savons pas plus qu’eux, ils n’en savent pas plus que nous. Avec, pendant ce temps, régulièrement, des plans de paysage où la fuite des nuages n’est pas moins lancinante, fascinante que l’étirement et le raccourcissement alternés des ombres au fil du temps. Car le temps, lui, passe : une nuit, une aube, puis une autre journée torride, puis autre nuit qui tombe. Et les jeunes hommes, en pull et bonnes chaussures claires, s’épuisent, transpirent, bivouaquent en commençant à s’incriminer l’un l’autre, sans plus, puis il y a mirage, puis… puis il y a ce que c’est que se perdre en ce monde où l’on est venu comme si de rien n’était.

Une épopée de l’horizon

Il ne faut pas en raconter plus ici, mais l’on vient bien de raconter quelque chose, mine de rien. Quelque chose comme le temps passé dans l’espace ; quelque chose comme notre condition réduite à ses données élémentaires : la nature et le monde nous dépassent et nous y passons, avec le sentiment que cela va de soi. Y compris l’amitié, la confiance réciproque, le compagnonnage qui s’altèrent, s’inversent.
Ainsi la prise de conscience de notre existence jusque dans sa précarité nous attend à n’importe quel tournant ou balade. Et l’éveil métaphysique n’a pas besoin de grands mots ni d’apprentissage pour nous démunir de toutes nos habitudes, certitudes.

Il est d’ailleurs très beau que les deux acteurs aient co-écrit le scénario avec le réalisateur Gus Van Sant, qui s’est inspiré là d’un fait divers et en a fait le premier volet (2001) d’une trilogie expérimentale qui comprendra Elephant (Palme d’or au Festival de Cannes 2003) et Last Days (2005). Cette implication très personnelle explique en partie notre étrange investissement de spectateur pris au film comme les protagonistes dans leur labyrinthe terrestre et mental.

#Vu par Jean-Philippe Domecq