Cinéma en salles : Par cœurs (Jacquot), Corsage (Kreutzer), Annie Colère (Lenoir), Les Amandiers (Bruni Tedeschi)
Par cœurs, par Benoit Jacquot, avec Isabelle Huppert, Fabrice Luchini.
Isabelle Huppert, taille fine de très jeune femme, tête haute, silencieuse, comme indifférente à elle-même, traverse royale et discrète, le beau film de Benoît Jacquot ! Fabrice Luchini, insupportable bavard, magnifique cabot, égal à lui-même, occupe avec une jouissance communicative l’espace de la scène. Génial névrosé, fasciné par Nietzsche auquel il reconnaît comiquement, par ailleurs, ne pas comprendre grand-chose, Luchini nous soule délicieusement de références littéraires et philosophiques… Et comme par magie, l’ivresse de ses mots comble, le temps d’un spectacle, nos vides existentiels !
Génial Luchini, crispant Luchini, avec sa voix en dents de scie qui découpe les phrases en petits morceaux avant de les jeter en pâture au public.
Si Huppert se regarde toujours un peu de haut, Luchini c’est par le bas, qu’il s’aborde ! Il se regarde de près. De très près, de tout tout près même…et soudain c’est Narcisse, en pleine floraison qui se trouve moche. Et cette révélation nous enchante ! c’est beau un homme qui se trouve un peu moche ! Pas de cadeaux…c’est le cadeau que l’ex-coiffeur pour dames, fait à son public : il décoiffe gratos sur scène…
J’adore Luchini.
L’acteur prolonge le travail de l’écrivain. Dans le brouillon des répétitions, il est comme un animal en cage. Il tourne en rond, cherche sa phrase et trouvé, mise en bouche… laisse longuement la langue travailler celle-ci ! On le voit alors faire mijoter les mots sous le palais ! C’est un gourmet ! Formidable Luchini qui cherche désespérément la nuance de la bonne intonation, soufflée à l’oreille du public, qui changera le sens du texte de l’auteur.
Luchini n’habille pas le mot… il l’habite !
Huppert-Luchini, c’était le casting contrasté parfait pour illustrer le fascinant travail des comédiens. Voilà, si vous aimez Huppert, allez voir ce film. Si vous aimez Luchini, allez voir ce film. Et si vous n’aimez ni l’une, ni l’autre ..et ben restez à la maison à regarder votre thé fumer
Corsage, de Marie Kreutzer, avec Vicky Krieps, Florian Teichtmeister.
Ce n’est pas le film le plus joyeux de l’année…mais c’est sans doute esthétiquement l’un des plus beaux. On le regarde, comme on contemple un tableau de maître italien ou le sombre et le lumineux s’affrontent sur les murs épais des palais, qui s’effritent ! Dès les premières images, la réalisatrice Marie Kreutzer, pose son sujet. La reine Élisabeth d’Autriche enfile un corset qu’une domestique, d’une main agile et sévère, serre ! Corsage…justement ce corps n’est pas sage comme le voudrait la bienséance de la cour et la morale de l’époque. Et le corps sait…ce qu’il lui est nécessaire pour vivre. Ce nécessaire que les lacets, sous les doigts de la domestique…étranglent lentement ! La cour étouffe en coulisse le corps de la reine qu’elle expose dans les salons… Le corps de la reine doit être un corps sans esprit ! Un corps comme un tableau suspendu au mur. Une image, un fantôme qui traverse l’histoire.
Le luxe met cruellement en relief la misère intérieure. L’impératrice mènera au cœur du pouvoir une lutte sans merci contre la mélancolie qui la gagne et finira par la perdre…
Vicky Krieps est magnifique en impératrice combattante et dépressive.
C’est tout simplement l’histoire de Sissi…qui dit non-non !
Annie Colère, de Blandine Lenoir , avec Laure Calamy, Zita Hanrot.
Annie mariée, deux enfants, bosse en usine. Elle coud des matelas. Toute la journée, les mêmes gestes, mille fois répétés, qui tendent et tordent le dos, Annie est chaleureuse, timide, effacée et souriante. Elle n’ose pas. Annie ne s’autorise pas. De quel droit ? Mère à la maison, ouvrière à la ville… Annie est enceinte. D’habitude son mari fait attention, dit-elle. Annie, à deux doigts de la quarantaine, ne veut pas de troisième enfant. Nous sommes en 1974, l’avortement est passible de prison. Annie un soir rentre dans une librairie. La libraire l’introduit en réserve. Pas pour des livres mais pour délivrer les femmes du poids de l’angoisse, de la culpabilité, de la honte, du chagrin et aussi, surtout, de l’effrayante solitude dans laquelle les plonge ce refus d’une nouvelle vie dont elles ne veulent pas.
Annie avorte…et une autre femme naîtra de cet avortement !
Une femme plus libre.
À partir de là, ce film ne te quitte plus…
On suit tout le parcours du combattant de ces femmes résistantes… et aussi l’extraordinaire et émouvante amitié, solidarité, tendresse qui les lient dans la lutte. Ce qui se passe en elles, entre elles échappent même aux hommes médecins qui les aident dans cette clandestinité ! Les hommes sont dans un combat politique, pas du tout féministe… C’est très bien montré dans le film. L’étrange incapacité des hommes à se déplacer en eux pour se mettre à la place des femmes est mise sur la table ici.
Avortement pour viol, avortement pour abandon du mec, avortement par fatigue de vie, toutes ces femmes différentes sont accueillies dans leurs détresses communes. Elles se prennent dans les bras, se consolent, se rassurent, se donnent du courage. Aucune posture là-dedans. Nous quand nous nous prenons dans les bras, c’est uniquement quand on a marqué un but contre l’Italie.
Des fois, t’as envie d’être une femme.
J’ai beaucoup aimé ce film…juste et vrai !
Les Amandiers, de Valeria Bruni Tedeschi avec Nadia Tereszkiewicz, Sofiane Bennacer
Ado, déjà plus cabot qu’un élevage de Boxers de compétitions, je voulais faire du théâtre. J’en avais assez de jouer la comédie pour de faux, je voulais la jouer pour de vrai ! Je tenais ma scène, la dernière, ma préférée, celle où seul, je saluais une salle comble… Et puis finalement, j’ai échangé les planches pour le divan, la lumière pour l’ombre, la verticalité pour l’horizontalité, le public nombreux pour un psy tout seul et derrière moi en plus… Ai-je eu raison ? Je me pose encore la question. Les acteurs plongent profondément et en apnée, en eux pour ramener à la lumière nos ombres… Moi aussi j’ai plongé en moi, mais uniquement là où j’avais pied. Forcément, je n’ai pas ramené grand-chose !
J’adore les acteurs. Même les mauvais.
Dans “ Les Amandiers “ de Valeria Bruni Tedeschi, ils sont tous bons… Plus qu’un témoignage sur la célèbre école de Chéreau, sur une époque où la liberté et la mort se tenaient par la main, ce film est un formidable hommage au travail de l’acteur, à leur engagement, leurs doutes, leurs angoisses, leurs joies. Ces jeunes femmes, ces jeunes hommes de vingt ans, jouaient leur peau sur les planches, et leur vie au-dehors, aux dés. Tout le monde couchait avec tout le monde. Tandis qu’ils mettaient en scène Tchekhov, le sida, en salle, jouait à la roulette russe… Terrible époque !
Chéreau, comme un fantôme, fumeur de cigarillos, ombrageux et cruel, traverse le film, impérial et absent ! Excellent Garrel, l’acteur qui se spécialise dans les rôles de metteur en scène.
J’ai aimé ce film déchiré et généreux.
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