Cinéma en salles : La zone d’intérêt, de Jonathan Glazer
Alors que « Shoah » de Claude Lanzmann était diffusé intégralement mardi 30 (et disponible sur France Télévision jusqu’en juin 24) à l’occasion de la Journée de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité, qui commémore également la libération du camp d’Auschwitz le 27 janvier 1945, « La zone d’intérêt » de Jonathan Glazer offre une autre expérience vertigineuse d’Auschwitz, en nous plongeant dans la « vie paradisiaque » de la famille du Commandant de camp. Sans aucun doute l’un des plus puissants hors champs de l’horreur depuis avec Le Fils de Saul, de László Nemes en 2015 ! Le choix de la forme cinématographique nous fait ressentir au plus profond de notre être, pour Patrice Gree, sans jamais montrer une seule image des victimes, la folie nazie.
Le meurtre à une échelle industrielle, demande de l’efficacité, du matériel performant, une logistique impeccable, une gestion des stocks rigoureuse… Les stocks sont humains. Enfants, femmes, hommes… juifs !
C’est le nombre de juifs qui est compté ici !
Les autres mots n’existent pas ! Il faut tuer le maximum d’enfants, de femmes, d’hommes juifs, en un minimum de temps, au plus bas coût ! C’est le travail de Rudolf Höss commandant du camp d’Auschwitz ! Hôss s’acquitte de cette tache – indélébile dans l’histoire de l’humanité – avec une conscience professionnelle qui consolide sa position dans la hiérarchie nazie.
La cartographie clinique du terrain géographique et psychique de la « zone terrestre » et de ses habitants.
Jardinage, baignades à la rivière, repas d’anniversaires, jeux d’enfants, papotages entre amies autour du thé, dans le salon l’hiver, au jardin l’été Höss habite avec sa femme et ses nombreux enfants blonds, dans une grande maison voisine du camp de concentration qu’il dirige. Une simple clôture en ciment, surmontée de barbelés sépare l’ imposante et douillette maison dotée d’une magnifique jardin avec piscine, des miradors dominants les baraquements. C’est une vie de famille bourgeoise, paisible, que montre le metteur en scène, cliniquement.
Hedwig la femme de Höss, mère au foyer, se fait appeler en riant » la reine d’Auschwitz ». Elle est heureuse dans cette vie-là, à cet endroit -à, à sentir et cueillir ces roses-là : C’est le paradis aux portes de l’enfer.
L’occultation est partout, dans La Zone d’Intérêt, sauf l’écho de l’horreur
Mais les chants d’oiseaux ne couvrent pas complètement les cris des prisonniers qu’un bruit de mitraillette fait taire immédiatement, ni le son infernal des fours en marche ou les hurlements des soldats allemands.
Les plans fixes de la mère qui jardine, des enfants qui se chamaillent gentiment autour de la piscine avec en fond de ce décors paradisiaque, les fumées grises des fours crématoires en surchauffe ne te laissent aucune échappatoire. Ces plans fixes t’enferment dans une image où « il ne se passe rien » pour cette famille ordinaire.
La puissance de ces plans fixes et longs où la couleur un peu sale, associée aux bruits de fond d’un univers concentrationnaire, est saisissante.
Si Hedwig l’épouse est occupée au jardin de roses, le mari Höss passe une bonne partie du film à se déplacer dans les grands couloirs de son immense maison, éteignant de façon obsessionnelle les lumières à chaque porte franchie… comme s’il cherchait la sortie de ce labyrinthe où la folie nazie éteignant la lumière après son passage, a enfermé le peuple allemand…
Un vertigineux hors champs symbolique de cette folie collective.
La folie criminelle d’un individu peut, peut-être, s’expliquer et nous pouvons nous en protéger. Mais la folie criminelle de tout un peuple…comme contagieuse. L’idée stupéfiante de la folie contagieuse te glace les sangs ! L’effroi te frôle ! Le nazisme est un trou gigantesque dans l’histoire humaine, qu’aucune explication rationnelle ne suffit à combler !
Et quand tu vois à Rome, que des bras se tendent fièrement, qu’en Allemagne, certains sortent de leur armoire les chemises brunes de l’aïeul, que partout en Europe, l’extrême droite gagne du terrain électoral…tu ne peux pas rester indifférent à ces signes inquiétants.
L’histoire peut changer de menus, certes…elle peut aussi repasser les plats !
« La zone d’intérêt « est un film puissant, incontournable… Il devrait être au programme scolaire en complément de Shoah et du Fils de Saul !
Une philosophe brillante, du nom de Gillian Rose, a écrit sur Auschwitz. Elle imaginait un film, qui pourrait nous déstabiliser, en nous montrant combien nous sommes plus proches émotionnellement et politiquement de la culture du bourreau que nous aimons à le penser. Ce film pourrait nous laisser avec ‘les yeux secs d’un profond chagrin’. Des yeux secs versus des larmes sentimentales. C’est ce que j’ai cherché à obtenir. Ce n’est pas froid, mais ça doit être clinique.
Jonathan Glazer.