Culture
Essais : 1520, 1969, années où tout s’emballe selon Frantzwa et Couturier
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 21 août 2020
Et si on déplaçait le consensus pour une réflexion salutaire ? 1520 et 1969 furent des années « fatidiques » pour notre modernité. Pour preuves, les deux sommes de l’historien Guillaume Frantzwa et du journaliste Brice Couturier s’y engagent par une approche historique globale, parfois vertigineuse. Pour proposer de stimulantes perspectives pour le monde d’après.
Du souffle et des contrepieds historiques stimulants
Des dates « fractures », tout le monde en voit, partout et tout le temps, et de plus en plus ! Avec un art consommé du contrepied et du verbe, deux livres – coïncidences éditoriales – se concentrent sur deux années « où tout s’emballe » pour rebattre les cartes de nos certitudes historiques sur le passage à un monde nouveau. Pour y réussir et happer leur lecteur, les récits de Guillaume Frantzwa pour 1520 et de Brice Couturier pour 1969 forgent une brillante synthèse entre l’histoire des mentalités, de la géopolitique et de l’économie.
Les deux « archéologues » mettent en scène avec talent et sens des formules, les forces, les enjeux et la complexité d’épopées nommées histoire en gestation… et dont nous ressentons encore les influences. Nous sommes loin des livres d’histoire d’antan. Et le recul assumé est passionnant ! S’il est difficile de résumer tant de faits minutieusement assemblés, (la quantité de notes, bibliographies et index deux ouvrages donne le vertige), leurs enseignements sont particulièrement stimulants tant certaines constantes tracent notre présent, voir notre avenir !
D’autant que les auteurs ne mâchent pas toujours leurs mots, ce qui explique peut-être la discrétion des débats qu’ils auraient dus ouvrir. Le point de gravité plutôt occidental n’explique pas tout !
« 1520 – Au seuil d’un monde nouveau » de Guillaume Frantzwa 272 p. Perrin
Oubliez 1492, 1515 et les vieux débats de datation du passage du « moyen-âge » à la « Renaissance » ! “En fait de fractures, 1520 est une année fébrile, pleine d’attentes et de tensions. Après 1520 tout s’emballe, signe qu’une date peut porter un sens sans accueillir d’évènement éclatant.” annonce d’emblée Guillaume Frantzwa pour tisser une palpitante synthèse : « L’Occident est en effet traversé dans son entier par un souci de régénération, qui lie notamment le politique au champ religieux. Cette régénération est interne, mais elle a aussi des conséquences externes au niveau mondial en justifiant l’expansion des royaumes les plus en pointe ».
Difficile de reprendre la brassée de faits que l’historien met en gerbe. Prenons quelques exemples : 1520, l’année des grandes découvertes avec Magellan, la balkanisation de l’Europe après les rêves de grandeur et l’accélération des rivalités des superpuissances sur tous les continents, l’émergence de la raison d’Etat qui « dicte un individualisme succédant à la vision collective de la papauté » insiste l’auteur. Dans le même temps, la puissance ottomane campe à leurs portes, l’idée de Chrétienté s’affaiblit avec l’émergence de Luther et de l’humanisme. Alors que Raphaël meurt, l’art « à l’antique » et le gothique flamboyant triomphent : « 1520 est alors un moment de bascule, où les princes décident pour toute une civilisation ce que doit être l’art de leur temps. ».
Qu’apprendre de 1520 ?
L’archiviste paléographe et docteur en histoire de l’art à l’université Paris-I met en lumière quatre constantes ; un nouvel équilibre géopolitique des royaumes viable toute la durée de l’époque moderne, la découverte du vaste monde qui permet aux Etats, sûrs de leur droit et de leur supériorité, un partage en règle des continents et des richesses, dans une dynamique qui ne s’éteindra qu’après 1945, la mutation de l’univers des Européens, non contente de changer les perceptions et les connaissances, s’accompagne d’un basculement progressif de la collectivité vers une nouvelle esthétique, enfin la concurrence des pouvoirs et des catégories sociales, qui trouve un exutoire dans le conservatisme d’un réformateur qui choisit la rupture plutôt que le statu quo, …
Des pistes plutôt d’actualité ne trouvez-vous pas ? Guillaume Frantzwa pose alors la clé de voute de l’édifice : 1520 dessine le destin culturel d’une Europe qui se doit plus que jamais de renforcer « une gouvernance commune face à un monde qui n’est plus contrôlé par les Européens, et par là même leur dicte d’innover pour survivre. L’inachèvement du processus actuel montre cependant la difficulté de l’entreprise, cinq siècles après l’éclatement du plus important dénominateur commun » : la chrétienté.
De quoi (re)lancer un stiulant débat sur les ‘racines’ de l’Europe !
1969, année fatidique de Brice Couturier
Si 1969 est plus proche de nous, son héritage pour Brice Couturier se retourne contre nous. C’est ce paradoxe qui a motivé le journaliste pour nous plonger dans une année qui échappe aux commémorations, à la différence de celles de 1968 qu’il juge « inopportunes et ridicules ». Le suc un peu lourd qu’il extrait de 1969 vient que « ce millésime d’un tremblement de terre moral » est « le point culminant d’une tendance et le moment du retournement de l’échec du rêve révolutionnaire ».
Sur près de 600 pages, le journaliste à la plume incisive – souvent personnelle et tournant parfois au règlement de comptes – dresse une fin de partie de l’utopie 68 et le début paradoxal d’une nostalgie et d’un dévoiement qui partent « en vrille ».
Et de croquer avec une dent plutôt dure les « mauvaises solutions, bricolées alors face aux impasses des sixties, font tellement partie du paysage qu’on ne les distingue plus. D’où la nécessité d’une fouille archéologique ». Retenons quelques tendances (plutôt des occasions manquées selon l’auteur) brossées à la volée : le début du terrorisme en Europe, « le vent mauvais d’une radicalisation qui se trompe de lieu et d’époque », la polarisation politique des deux côtés de l’Atlantique avec « le parti de l’ordre face au parti du mouvement », les révoltes de Gdansk, et le triomphe de la réalisation de soi ou la « culture du narcissisme »… « valeurs » souvent magistralement condensées au cinéma : comme Easy Rider (Hopper), qui devient « un concentré de l’esprit de son temps. On y ressent à la fois l’immensité des promesses et les signes avant-gardistes de l’échec et du gâchis. Ce sont les sixties qui s’achèvent sur un feu d’artifice et retombent en cendres » …. « Once upon a time… in Hollywood » en capture les traces !
Qu’apprendre des « radical sixties » ?
N’hésitant pas à parler de « legs empoisonné qui continue à empester l’air idéologique que nous respirons » Couturier martèle que « Notre problème, aujourd’hui c’est qu’un certain nombre d’idées de la fin des sixties, devenues folles, batifolent parmi nous ». Eclairant nos débats actuels, il y voit le creuset malfaisant des politiques des identités, du communautarisme, de la valorisation de la transgression et du refus de l’autorité… sans oublier « un narcissisme de masse » qui selon lui « s’est développé un individualisme récriminatoire, avide de produits et de services toujours plus individualisés, comme des droits nouveaux toujours plus étendus, dont la radicalisation menace sérieusement, aujourd’hui la cohésion de nos sociétés. » Même si surnagent aussi « des aspirations disponibles à la générosité ».
Mais ce que l’auteur pointe avec le plus d’aigreur : c’ est « l’un des effets retard les plus stupéfiants des radical sixties aujourd’hui, la conversion des classes réellement dominantes, et en particulier de l’hyperclasse des superriches, à un gloubi-boulga gauchisant qui, se voulant «avancé», provoque l’exaspération des classes moyennes et populaires. » Il pointe aussi ce retournement paradoxal qui « produit des générations de conformistes se surveillant mutuellement sur les réseaux sociaux. »
Pour finir par une alerte : « ce qui caractérise nos sociétés, ce n’est pas l’omniprésence du pouvoir et sa vigilance envers la transgression des normes, mais au contraire l’impuissance politique et la valorisation instinctive de la déviance et de l’altérité. Mais les idéologies ont souvent un demi-siècle de retard sur l’évolution des sociétés. A combattre des fantômes, on court peu de risques. »
La somme de Brice Couturier doit rester comme une lanterne certes orientée mais combien utile dans la compréhension des débats qui ont nourris l’été et surement la rentrée….
Références bibliographiques
Guillaume Frantzwa, 1520 – Au seuil d’un monde nouveau, Perrin, 2020, 272 p. 20€
- Pour info : chronique de Clara Dupont Monod 26 mai 2020
Brice Couturier, 1969, année fatidique, Edition de l’Observatoire, 2019 592 p. 22€
- Pour info : Interview sur Figaro Vox
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