Avec Georgette, Dea Liane rend hommage à la seconde mère (Éditions de l’Olivier)
Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer.
Virginia Woolf, extrait d’Un lieu à soi, en incipit de Georgette, le premier roman de Dea Liane.
Enregistrer une vie en l’occurrence.
Celle d’une femme, dont le prénom donne son titre au livre, nourrice de l’auteure, mise ici en pleine lumière de façon magistrale. Enregistrer qu’il convient de prendre au pied de la lettre. Pour redonner chair à celle qu’elle a appelé « maman Jojette », presque en même temps qu’elle a dit pour la première fois « maman », Dea Liane, née en 1990 dans une famille syro-libanaise, se souvient autant qu’elle plonge les images enregistrées – celles tournées par sa mère avec la caméra offerte par son mari – dans un grand bain révélateur. Dans ce grand Film de la famille qui court sur plusieurs années, elle regarde encore et encore celle qui sans être le centre de l’attention, était de presque toutes les séquences.
Le film commence en décembre 1990 et se termine en janvier 2008. Les vingt volets de la saga familiale sont fichés et rangés dans un classeur. Il existe des épisodes pour toutes les années sauf une, 2003, l’année du départ de Georgette.
Dea Liane
Il y a la scène du bain quand la famille est encore à Damas et que l’amour est dans le soin quotidien
Les grandes mains brunes de Georgette soulèvent l’enfant hors de l’eau. L’enfant se laisse faire, les yeux écarquillés, joyeux, l’air un peu abasourdi. Le geste est vif, presque brusque. Elle n’a pas peur du bébé, cela fait plus d’un an qu’elle soulève ce petit corps.
Dea Liane
Il y aussi cette séquence quand la famille arrive à Paris – le père est cadre supérieur dans une grande firme internationale – où, pour les besoins de la mise en scène, l’auteure et son frère sont hissés à travers le toit de la petite Golf bleu marine de la mère garée en plein milieu de l’avenue des Champs-Elysées – « Georgette est dans l’ombre de la voiture, habile marionnettiste, maniant le petit corps à bout de bras » – séquence qu’en raison précisément de son dispositif scénique, on ne peut s’empêcher de relier spontanément au métier de comédienne qu’exerce aujourd’hui Dea Liane. Ce goût pour l’interprétation et la mise en scène ne vient-il pas en effet en droite ligne du film tourné par la mère avec Georgette dans le rôle l’assistance réalisatrice ?
Autrefois, Georgette secondait la mère pour les besoins de la réalisation du film. Aujourd’hui, la mère, grâce à ce film, seconde sa fille dans sa quête pour saisir/ressaisir Georgette. Il y a quelque chose de très beau dans ce passage de témoin d’une mère à l’autre, d’un amour à un autre.
L’amour, cœur battant de Georgette
Je suis mortifiée. Comment dire mon amour à Georgette, comment parler d’amour alors que nous n’avions jamais dit les mots ? J’ai grandi dans la certitude de son amour pour moi, de son amour pour nous, mais je n’en suis pas absolument sûre. Personne ne pourrait dire à quoi pensait Georgette.
Dea Liane.
Pourtant, des images aux souvenirs, Georgette est d’un bout à l’autre incarnée, d’un bout à l’autre aimée sous la plume sensible et précise de Dea Liane. On voit les mains de Georgette, « des mains d’homme et de femme à la fois, striées de veines, sombres, aux ongles coupés ras, musclés ». On voit cette femme qui, alors qu’elle donne son biberon à l’enfant, regarde la télévision d’un œil hagard, dans ce pays, la France, dans lequel elle vient d’arriver et dont elle ne connaît pas la langue :
Elle ne se doute pas que son regard fixe et indéchiffrable est le seul mystère de cette scène. Elle ne peut pas se douter que son regard attire le regard comme un aimant, que ses yeux ouvrent un abîme de questions auxquelles il est impossible de répondre… Cette femme donne le biberon à un bébé. Qui est-elle ? D’où vient-elle ?
D’où lui viennent ces gestes sûrs et mécaniques ? D’où lui vient ce visage cireux et creusé, la braise noire et éteinte de son regard, la fière mâchoire, les sourcils sévères, le nez malencontreux et superbe ?
Que regarde-t-elle ?.
Dea Liane
« Je ne sais pas qui Georgette était vraiment ».
On la voit dans une vraie chambre, et non dans une buanderie comme certaines filles, elle qui est comme un membre de la famille. On la voit fumer seule des « Viceroy » extraites des cartouches achetées par le père dans les zones duty free des aéroports, s’épilant à la cire, se métamorphosant le dimanche pour aller à l’église, « troquant ses pantalons fuseaux et ses chemises d’hommes contre des tenues féminines un peu démodées, des ensembles que ma mère lui a donnés, des sortes de tailleurs à épaulettes ».
Mais tout membre de la famille qu’elle est, on la voit aussi, lors des grandes assemblées familiales, en bout de table, ne participant pas aux échanges, exclusivement requise par le bien-être des enfants, individualité niée, loin, très loin, de sa véritable famille originaire de la région d’Hassaké en Syrie.
Dea Liane a treize ans quand Georgette quitte la famille. On imagine la scène déchirante. L’une pleure, l’autre – qui n’avait jamais envisagé qu’elle puisse partir un jour – pas.
Je ne me suis pas autorisée à pleurer. Elle seule était sincère à ce moment-là, et j’en pleure aujourd’hui à chaque fois que j’y pense. Je pleure à la pensée de ma lâcheté, de ma honte. Je pleure d’être passée à côté de la vérité de ce moment, d’avoir accepté sans broncher les termes de ce départ, d’y avoir souscrit. De ne pas avoir été à la hauteur.
Dea Liane
C’est nous qui pleurons. Don. Contre-don. Amour en retour.
Georgette « a fait de l’arabe ma langue maternelle » écrit Dea Liane – la seconde langue maternelle avec le français parlé en famille à compter de l’arrivée en France.
On se prend à rêver que le livre soit traduit en arabe et qu’elle l’ait entre les mains.