Culture

Des clics et des hommes : Alexie Grinbaum, Pascal Picq, Antonio A. Casilli

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 23 février 2019 à 3 h 57 min – Mis à jour le 23 février 2019 à 12 h 18 min

Ils sont philosophe, paléoanthropologue ou sociologue, face au triomphe rabâché de l’intelligence artificielle, Pascal Picq, Alexei Grinbaum et Antonio A. Casilli partagent la même inquiétude : l’abandon de tout effort intellectuel et physique au seul profit des robots.

L’Intelligence artificielle et les chimpanzés du futur « Pour une anthropologie des intelligences », Pascal Picq [Odile Jacob]

« Si nous sombrons dans la facilité, la paresse et le confort au profit de l’automatisation, c’est le ‘syndrome de la Planète des singes’ qui nous menace ». L’avertissement, sans fard, du paléoanthropologue Pascal Picq sourd de son concentré très tonique de l’histoire des rapports d’Homo sapiens avec l’IA.
A ceux qui opposent nature et algorithme, intelligences animales méprisées aux intelligences artificielles vénérées, il constate : « Il y a urgence à reconsidérer les perceptions des intelligences artificielles et animales. Si nous ne sommes pas capables de comprendre les intelligences animales, surtout celles qui sont très proches de nous comme les chimpanzés, alors nous allons être en mauvaise posture avec les intelligences artificielles. » Dans cette même ligne de pensée, la meilleure posture reviendrait à accepter ces autres formes d’intelligence à leur juste valeur ajoutée sans pour autant renoncer à la nôtre : « Être intelligent [NDLR : l’auteur montre que la définition diffère d’une culture à l’autre], c’est être capable d’interférer avec les autres intelligences. » Il est temps, selon lui, d’abolir les hiérarchisations traditionnelles et d’imaginer vraiment une « coévolution intelligente avec les autres intelligences ».
Par ailleurs, même avec les progrès du ‘machine learning’ le paléoanthropologue rappelle que l’IA ne sera « jamais humaine ». Alors, quels seront les atouts des humains dans cette possibilité d’une « noosphère numérique » ? C’est, sans doute, la question centrale à laquelle ce livre tente d’apporter une réponse lucide.

Les robots et le mal, Alexei Grinbaum [Desclée de Brouwer]

C’est en interrogeant le mal, « question physique, métaphysique et morale par excellence » que le philosophe et physicien Alexei Grinbaum « diabolise » de notre relation à la technique en général et à l’intelligence artificielle (IA) en particulier. Cette notion du bien ou du mal appliquée à des situations très concrètes heurtera ceux qui identifient ou rêvent le monde des robots comme aseptisé et ‘cool’. Ils auraient torts de balayer cette analyse d’un revers de la tablette.
Depuis la nuit des temps, mythes et croyances populaires opposent la religion à la technique, les machines au « Diable ». Notre imaginaire s’en nourrit via fictions et dystopies : de Frankenstein (Mary Shelley, 1818) à Terminator (James Cameron, 1985). L’opacité des systèmes informatiques et des algorithmes et de l’intrusion permanente de l’IA [même si elle est toute relative comme le montre Antonio A. Casilli infra]  dans notre vie quotidienne ne cessent d’exacerber les questions éthiques : de la voiture automne qui tue … à la notation sociale souhaitée le gouvernement chinois…. Du secret au mensonge, du mensonge au diable, les peurs, l’incompétence ou la lâcheté humaine en finiraient de nous déshumaniser si nous finissons  par laisser le choix à la machine.
La force de cet essai roboratif truffé de textes sacrés (de l’Ancien Testament au Talmud) et philosophiques est de questionner cette « homologie » rampante définie comme « une ressemblance qui ne présuppose pas, et même réfute, toute identité ou identification entre les objets ou les phénomènes comparés ». Intelligence humaine et artificielle n’aurant jamais rien de comparable. La réflexion revendique un changement de paradigme : replacer l’éthique au cœur du développement de l’IA. « La question n’est pas de savoir faire en sorte qu’une voiture autonome ne tue personne ou qu’un smartphone ne divulgue pas d’informations privées, mais bien plutôt comment faire pour que les concepts de bien et de mal restent purement humains, et que les machines ne se substituent pas à nous en tant qu’agents moraux ».
Au lieu d’une sacralisation béate de la technique, la solution inédite de l’auteur est de privilégier ou de renforcer le hasard de l’algorithme, tout en plaidant le retour à la notion (très humaine) de responsabilité notamment des concepteurs.  Une ambition à contre-courant à faire partager aux législateurs.

En attendant les robots « Enquête sur le travail du clic » Antoine A. Casilli [Seuil]

« Le mythe du robot est utilisé depuis des siècles pour discipliner la force de travail » constate le sociologue Antonio A. Casilli. Malgré un effort d’occultation, malgré un effort d’invisibilisation qui est crucial pour pouvoir vendre du rêve digital aux investisseurs, l’intelligences artificielle est largement « faite à la main ». Pour répondre aux attentes si humaines des clients, l ’IA doit encore être largement aidée : des ‘quality raters’ de Google qui jugent de la qualité du référencement et de la pertinence d’une publicité…. aux ‘youtube Heroes’ (signaleur de confiance) qui vérifient les signalements et les descriptions des vidéos … en passant par les nettoyeurs du catalogue Amazon, les plateformes ont besoin de beaucoup de petites mains volontaires ou involontaires. « C’est sur le plan qualitatif que l’automation a un effet décisif. Elle change le contenu, voire la nature du travail demandé. » Mais du travail, il en reste à effectuer souvent à la main !
De Huber à Amazon, l’enquête menée au pas charge aux quatre du monde dans les soutes du monde digital déboulonne méthodiquement l’utopie d’une IA émancipatrice et souligne les leurres de l’économie collaborative. Croquant des tâches souvent répétitives et peu rémunérées, elle brosse avec précision la réalité de ces « travailleurs du clic » englués dans la prédation des plateformes “digitales” – au sens étymologique du terme – « par le remplacement du travail des mains par le travail des doigts« .
A mi-chemin entre le free-lancing et le travail à la pièce, ces travailleurs du clic participent à la bonne fin des plateformes: « de la labellisation d’images, de la retranscription de petits bouts de textes, de l’enregistrement de voix ou de l’organisation d’information ». Fait aggravant, ce travail du clic est « tâcheronnisé, fragmenté et souvent occulté » faisant feu de toutes les bonnes volontés avec la multiplication des collaborations sollicitées des consommateur-producteur – via la sélection, le tri et la notation de l’information – sur les réseaux sociaux.
Vous n’êtes plus seulement le produit, vous êtes la valeur ajoutée du service ! Au plus grand profit des plateformes. Ce recours aux « digital workers » réduits à des ‘micro taches’ explosent en même temps que les cours de bourse. Avec des conséquences sociales durables. « Les nouvelles générations intégrant aujourd’hui les marchés mondialisés du travail connaissent la situation confuse d’être à la fois actives tout en étant exclues de la protection sociale et de la stabilité qui devraient être associées à l’emploi. »
Pour les libérer de la « tacheronnisation » galopante , le sociologue dessine plusieurs pistes : se servir des outils issus des luttes sociales historiques pour réaffirmer la dignité du travail, sa reconnaissance et sa rémunération, constituer des alternatives viables sous forme de « coopérativisme des plateforme »s, développer de « communs » collectifs de connaissances, des communs de données, des communs de ressources informationnelles… Sans oublier, la création d’un revenu universel toutes prestations sociales égales par ailleurs financé sur la base d’une fiscalité du numérique. La fin du travail n’est pas pour demain….

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