Dix années après le massacre, relire Le Lambeau, de Philippe Lançon

Au jour de la commémoration, 10 ans après l’attentat contre Charlie-Hebdo, Patrice Gree appelle à une indispensable relecture du récit glaçant du massacre et d’une reconstruction, Le Lambeau (Folio). Atteint dans sa chair, prisonnier de son corps, torturé par lui, Philippe Lançon se livre à un exercice de vérité in vitro, cruel et puissant, loin de la fiction littéraire, loin de la fiction de la vie. Ni pose, ni effet de manche. Une littérature à l’os, au sang, au scalpel. Singular’s n’oublie pas les 12 victimes de la liberté d’expression.

 

Une odeur des brioches trop forte

Le 7 janvier 2015 au matin, Philippe Lançon journaliste à Libération pédale en direction du quotidien. Une envie de croissant l’arrête devant une boulangerie. Est-ce l’odeur des brioches chaudes sur l’étalage qui lui fit penser à ses amis Cabu et Wolinski ? Le mercredi est jour de conférence chez Charlie, l’hebdo, à deux pas, pour lequel il chronique. Rarement il assiste aux conférences de rédaction, mais ce jour-là l’odeur des brioches est sans doute trop forte.

Deux heures plus tard, deux dingues, deux évadés de l’enfer, avant d’y retourner, abattront un à un les membres de l’équipe de Charlie-Hebdo. Lançon s’en tire au prix d’un trou d’obus dans la mâchoire.

Rester debout malgré tout

« Le Lambeau » est le récit détaillé, puissant et parfois insoutenable de sa lutte contre la souffrance, contre l’angoisse, contre le chagrin. Il nous entraîne dans les couloirs de la Salpé, entre chambres et salles d’op où chirurgiens avec obstination, délicatesse et distance comblent le trou qui le rend muet. Son corps immobile et souffrant occupe tout l’espace de la chambre.

L’esprit s’échappe dans les souvenirs du Lançon d’hier que le Lançon d’aujourd’hui va chercher comme un enfant va chercher la main de l’autre pour traverser.

Entre-deux vies

Séparant l’avant de l’après, l’hôpital apparaît comme un entre-deux vies. Un sas ! Pas plus qu’il ne veut quitter sa chambre, je ne peux quitter son livre. Lançon ne donne pas de leçon d’optimisme, de courage, de volontarisme – oh, non – mais se livre à un exercice de vérité in vitro, cruel et puissant, loin de la fiction littéraire, loin de la fiction de la vie. Ni pose, ni effet de manche. Une littérature à l’os, au sang, au scalpel. Le sourire de l’infirmière efface un temps, tout.

Il n’y a pas plus nu qu’un homme en pyjama sur un lit d’hôpital.

Prisonnier de son corps, torturé par lui, Lançon s’évade par la pensée. Il en a scié les barreaux. En fouillant dans les débris de sa mémoire, le dérisoire et l’important se confondent avant de s’inverser, parfois. Sa vie à venir est entre les mains d’une chirurgienne qui dans les blocs des sous-sols de la Salpé, fait de la haute couture sous la haute surveillance de deux flics en tenue, mitraillette en bandoulière, doigts sur la gâchette et Charlotte sur la tête…

12 victimes de la libertè d’expressionsans condition. Nous ne les oublions pas

Patrice Gree