Ce roman paru cet automne méritait de remporter un prix littéraire majeur. Est-ce parce que Carole Martinez a déjà été maintes fois primée (Cœur cousu dont le Renaudot des lycéens 2007, Du domaine des murmures, Goncourt des lycéens 2011) que la saison parisienne s’est close sans avoir salué Dors ton sommeil de brute (Gallimard, comme les précédents) roman d’une force d’imagination très originale et maîtrisée ? Jean-Philippe Domecq en tout cas rend hommage à cette romancière qui tranche dans la production française contemporaine.

A quoi bon un Prix dans ces temps où il y en a un par jour ?…

Le poète romantique allemand Hölderlin (1770 – 1843) demanda : « A quoi bon des poètes en ces temps de manque ? », puis s’enferma dans un silence buté durant toute la seconde moitié de sa vie. Cela explique peut-être ceci.
Sans aller jusque-là mais avec un même sens de l’à quoi bon, Samuel Beckett (1906 – 1989) remontait en ces termes le moral de son ami et confrère des éditions de Minuit, Robert Pinget (1919 – 1997), qui avait eu la passagère faiblesse de se plaindre en pleine saison des prix littéraires franco-français : « Si on se donne ce mal fou ce n’est pas pour le résultat mais parce que c’est le seul moyen de tenir le coup sur cette foutue planète. (…) ces histoires de prix et autres à-côtés ne t’ont rien valu (…).

Laisse tomber tout ça, cesse de te relire et remets-toi au travail. Nous ne saurons jamais ce que nous valons ni les uns ni les autres et c’est la dernière question à se poser. »
(Lettre du 24 mai 1966).

Il n’est pas mauvais de se souvenir d’autres temps autres mœurs libres à l’heure où, depuis, il se décerne au bas mot un prix littéraire par jour dans ce pays qui doit au moins être fort lettré.

Réponse à la panne d’imaginaire

Il n’empêche que, « les choses étant ce qu’elles sont » et les Prix littéraires en faisant partie, on aurait pu souhaiter un coup de projecteur particulièrement à Carole Martinez, parce que son œuvre renoue avec le pouvoir révélateur de l’imagination. L’imagination, cette « reine des facultés » selon Baudelaire, a toujours été un moyen fondamental de montrer la réalité.

Elle a une force de réalisme que n’ont pas les genres qui se croient plus proches de « la » réalité, et qui ont longtemps dominé la production française, l’autofiction puis l’exofiction ; de même la pléthore de romans « familiaux » – recherche du père, de la mère, placards qu’on rouvre, secrets qu’on découvre, douleurs qu’on exhume, pentes qu’on remonte, etc.

Dans l’ensemble de l’œuvre, abondante, de Carole Martinez, les histoires de filiation, de rapports mère et/ou père – fille, ne font pas défaut et sont approfondies tout du long. Mais elles sont prises dans un monde, un univers qui vous rend d’autant plus sensibles aux affections et drames personnels que ceux-ci sont amplifiés par l’ampleur d’une réalité imaginaire puissamment imaginée.

On retrouve l’entrain du conte

Un monde imaginé, c’est-à-dire, par exemple et rien moins que ce qu’annonce un titre, La Terre qui penche, parmi les précédents romans de Carole Martinez.

On est au XIVème siècle, entre forêts et berges hautes où une rivière fascinante et capricieuse, la Loue, s’est figée un jour brutalement, avant de relâcher ses proies. Il y eut la peste qui emporta son lot, moitié de l’humanité. Alors, est-ce pour amadouer le Mal noir et en éviter le retour de fauche que l’on emmène Blanche, maigrichonne fille qui dans ses rêves raconte à voix haute ce que nul ne veut entendre et que récoltent ses consœurs, vers le diable et la lui offrir ? On la prépare en tout cas, et son veuf de père joue là-dedans un rôle énigmatique, d’autant que sa fille le voit « faire la bête à deux dos », comme disait Le Roman de Renard, plus crûment qu’à son tour. Et quelle destinée fourchée que celle de cette « môme chardon » qui la raconte en alternance avec son fantôme, « la vieille âme » ?
De chapitre en chapitre on se surprend à retrouver le suspense des contes et on ne peut lutter contre cet attrait à la fois fascinant et qui fait peur, à nous adultes.

Une poétique fluide, évocatoire, simple

Il faut dire que l’écriture de Carole Martinez éveille, mieux encore qu’émerveille.
Ainsi ce matin-là :

« Il pleut depuis des jours. Toute cette eau a dissous la forêt, les roches, les vignes. Au sommet de la grande tour, l’air est blanchâtre, épais, humide, il pourrait nous noyer. Le ciel, trop lourd, ploie, il dégringole et se prend dans les branches. (…) Il pleut sur la vallée, mais sans tristesse. Le jour est si faible qu’il ne traverse pas les vitraux des croisées de la grande salle. Dehors, l’obscurité est blanche.

Quand je passe dans la cour pour me rendre à la chapelle ou aux écuries, je ne vois pas mes mains en plein jour, elles pourraient faire n’importe quoi, on n’en saurait rien, même pas moi. »

Un roman envoûtant

Par sa noirceur de forêt épaisse et pulsionnelle, La Terre qui penche réactualise cette fonction des contes : mettre en jeu nos forces obscures, la rouerie et la méchanceté humaines, la sexualité variée et l’interrogation des jeunes gens sur ce que font les adultes de si sauvage et passionné.

Agressés par une bande de rufians qui ne demande qu’à violer, l’héroïne et son bêta de promis sont emportés par le cheval « Bouc » qui les sauve :

« Vous aviez besoin d’un lieu sûr où vous pourriez cesser de trembler. Tu étais nue et Aymon en chemise et, à la suite de tes loups, vous entriez dans le cœur de la forêt, (…) dans ces lieux désolés où les lignes droites se brisaient, se courbaient, où les ténèbres devenaient lumière, où l’eau noire des ruisseaux s’écoulait à l’envers. (…) Tu sentais le cœur d’Aymon battre contre ta peau nue, tandis que la forêt rougissait, et que le vent s’enflait comme un cri, s’enflait à dénuder les arbres et se chargeait soudain de neige. (…) Les arbres tournaient blancs et la tourmente leur dessinait des chevelures de glace. Le vent soufflait l’hiver à contretemps. C’était minuit. C’était jadis. C’était demain. »

Cette autrice sait brasser tout : projeter les sensations intérieures dans les perceptions extérieures.

Au commencement fut un hurlement

Dors ton sommeil de brute, le titre de son dernier roman, est tiré du premier vers d’un des plus mélancoliques poèmes de Baudelaire lorsqu’il se laissait gagner par la sombre humeur qu’il nommait « manie crépusculeuse ». Le goût du Néant commence en effet par « Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute », constate ensuite : « Et le Temps m’engloutit minute après minute », pour aboutir à ce point de vue en plongée suprême où fin de vie et fin du monde semblent se rejoindre.

« Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur ». Eh bien c’est ce point de vue qu’embrasse ce roman long et vaste comme ce globe.

Tout commence en effet par un cri

Immense, qui retentit, une nuit, pendant quelques instants, le temps d’une rotation terrestre. A partir de là, vous allez voir effectivement la Terre du point de vue de Dieu, si l’on peut dire, mais sans le dire car ce roman est sans limites spatio-temporelles ni d’interprétations, dans le cadre des limites réalistes du monde d’aujourd’hui.

Vous êtes partis à la fois pour planer haut et toucher terre avec toute la précision de l’information.

Tremblement de rêves sur l’échine de la Terre, en plein aujourd’hui !…

« Un long tremblement, celui d’une foule d’enfants, secoue la planète. Dans les villes, le Cri passe à travers les murs, se faufile dans les canalisations, jaillit sous les planchers, court dans les couloirs des tours où les familles dorment les unes au-dessus des autres, le Cri se répand dans les rues. »

Carole Martinez ose ce coup d’intrigue : tous les enfants du monde sur une même latitude sont traversés par le même rêve. Quand ça s’arrête, les parents affolés s’interrogent, constatent que les voisins ont vécu le même brutal réveil, que leurs enfants ont tous eu le même cri puis le même comportement d’agitation somnambule, puis se réveillant comme si de rien n’était.

Les médias répercutent partout ce qu’ils appellent « le Phénomène », les mêmes interrogations et bientôt les mêmes interviews de « spécialistes », mais spécialistes de quoi donc pour un tel phénomène ?…

Pédiatres, gourous, évangélistes, climatologues, voyantes, etc, on connaît, n’est-ce pas, mais là c’est une épidémie de rêve, et pire encore, de rêve au singulier, puisque, si l’épisode va se reproduire sous des formes de cauchemars différents, tous les enfants font le cauchemar à l’unisson sur l’axe de latitude repéré.

L’isolé qui entend ça dans sa radio

Un homme seul dans sa baraque, vers les marais de Camargue, est tiré de ses pensées ce matin-là :

« La sonnerie de l’école retentit dans ta radio, elle te sort brusquement de ta rêverie. La voix questionne une femme essoufflée devant l’école primaire de V. … « Vous avez suivi l’actualité ce matin ? – Non. Pourquoi ? J’ai raté quelque chose ? – Votre fils a crié dans son sommeil ? – Vous êtes devin ? – Tous les enfants du village ont crié cette nuit à la même heure et le cri se poursuit, il traverse le monde. ».

L’homme grommelle, comme il va le faire durant la première partie du roman. Mais il est tiré de la vie qu’il traîne par l’apparition d’un couple, une mère et sa petite fille de huit ans. Eva a fui son mari (intelligente restitution de comment un couple se dégrade par aveugle assurance de l’un) et s’est réfugiée avec Lucie dans une maison louée à l’écart de tout. Elle a besoin de se couper de tout, de son travail, d’Internet, des moyens de communication.

L’homme, Serge, géant roux au gros pull tricoté (là encore, comme dans ses autres romans, Carole Martinez sait placer un signe qui s’avèrera psychologiquement révélateur), veille à distance pour ne pas les effrayer et parce qu’il est accablé par lui-même et un passé apparemment tragique.

Mais, une fois en contact et après un des autres séismes oniriques qui affectent la petite Lucie comme les autres enfants (une crise inflammatoire dont il sait la soigner), il laisse Eva écouter son vieux transistor pour qu’elle admette ce qu’il fait pour les protéger toutes deux, et nous autres lecteurs croyons bien réentendre ce que nous avons entendu il n’y a pas si longtemps : «…déferlement de réactions sur les réseaux sociaux, des millions d’internautes condamnent le laboratoire Alpha et ses recherches sur les phénomènes… ».

Entre actualité et plaies éternelles

Les fils nombreux de l’intrigue tiennent le lecteur par leur intelligence avec laquelle ne jure en rien – c’est une des performances de ce roman – les visions et événements qui paraîtraient fantastiques – ce qui ne serait pas déjà pas si mal – s’ils n’étaient nourris d’une précision d’enquête digne des enquêtes d’Emile Zola préalablement à chacune de ses œuvres. Le lecteur ainsi prévenu d’une lecture garantie prenante jusqu’à la fin, je préfère mettre l’accent, d’une part, sur l’acuité d’observations tout du long.

Exemple, le sentiment maternel, aucunement bêtifiant et que la mère en fait découvre après réticences, vient de son enfant. Qui s’acclimate beaucoup plus vite qu’elle à cette vie sauvage :

« Je souffrais de son indépendance au lieu de m’en réjouir. Je la surprenais parfois alors qu’elle parlait en secret à la terre. A quatre pattes sur le sol, elle enfonçait ses doigts dans la boue, creusait des petits trous qu’elle emplissait de murmures, de mots d’amour et de questions avant de les refermer, elle lançait des phrases dans le vent aussi qui les emportait où bon lui semblait. (…) les poissons eux-mêmes remontaient en surface, attirés par son reflet sur l’eau. Elle avait de longs tête-à-tête avec l’étang ou les arbres, elle leur causait. »

La même mère qui découvre la vie de l’enfant à la manière de Rousseau, et qui est spécialiste en études des rêves à l’hôpital – ce qui permet à l’auteur de nous en apprendre beaucoup dans ce domaine aussi -, a écouté Elisabeth Badinter expliquer qu’il n’y pas d’ « instinct maternel ».

C’est le même esprit moderne, donc, qui se retrouve face à ce que le « Phénomène » manifeste : après les insectes dévorant tout, l’hécatombe de grenouilles dans les étangs et marais, le bétail qui meurt dans les étables sur l’axe terrestre fatal, les criquets tombent, et bientôt la nuit totale, épaisse comme… la huitième plaie d’Egypte.

John Martin The Great Day of His Wrath, 1851–3 (Tate Gallery) photi Wikipedia

Le géant roux est des premiers à comprendre, lui qui a tant souffert et qui dans sa grange peignait un tableau de commande inspiré d’un peintre spectaculaire, John Martin (1789-1854), contemporain de Turner, dont les grands formats valent le détour à la National Gallery de Londres, avec ciel déchiré, foule fuyant la nuée sombre, les ténèbres qui roulent : « C’est l’Apocalypse ? – Non, juste la neuvième plaie d’Egypte », répond le grand barbu roux qui n’effraie plus tant Eva.

Mais la plaie va bel et bien rouler sur la Terre, car, comprend-il

« Il y aura d’autres rêves. La puissance qui se manifeste voudra aller jusqu’au bout pour montrer son pouvoir et elle a sans doute besoin des enfants, de leurs rêves, pour déplacer sa main sur la Terre. »

Rien que cela… C’est de la géographie métaphysique, intérieure autant qu’extérieure. « Le » réel plein, en quelque sorte.

Jean-Philippe Domecq

A lire :

Comme Dors ton sommeil de brute, les œuvres de Carole Martinez sont publiées aux éditions Gallimard, et peu à peu reprises en collection Folio.

  • Le premier, Cœur cousu (2007), a été multiplement primé, à commencer par le prix Renaudot des lycéens.
  • Le second, Du domaine des murmures, a reçu le prix Goncourt des lycéens en 2011.
  • La Terre qui penche, paru en 2015, est désormais en coll. Folio, n° 6298.