Culture

Du rêve qui fut ma vie, de et avec Camille Trouvé (Théâtre 14)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 30 mai 2024

Femme artiste, rebelle et étouffée. Camille Trouvé et Brice Berthoud assument de « ne pas en avoir fini » avec Camille Claudel. Après « Les Mains de Camille » sur sa jeunesse,  l’adaptation de sa Correspondance – en grande partie expurgée par ceux qui ont organisé son invisibilité – leur permet de brosser un portrait à la pointe sèche de la sculptrice, à la fois émouvant pour sa lutte à continuer d’exister par les mots, et effrayant par l’efficacité d’une mort sociale, méthodiquement appliquée. « Du rêve qui fut ma vie » au Théâtre 14 jusqu’au 15 juin s’appuie sur une mise en scène percutante pour Olivier Olgan où le papier permet un kaléidoscope d’émotions et une fuite en avant aussi tragique que bouleversante.

Camille Trouvé joue autant des effets d’ombre que des possibilités du papier dans Du rêve qui fut ma vie, de et avec (Théâtre 14) Photo Vincent Muteau

La réhabilitation récente d’un destin déchirée

Il y a un certain paradoxe à évoquer Camille Claudel avec des bouts de papier et un jeu d’ombres et de notes exacerbé, alors ses sculptures en marbre, bronze et même porphyre – malgré les avanies qu’elle ait subies – reste plus que jamais visibles.
Pourtant quoi de plus fragile que ce destin de femme artiste dont tous – de sa famille à son mentor Rodin – se sont acharnés à invisibiliser. Et avec succès, puisque l’œuvre de Camille Claudel ne fut vraiment réhabilitée que dans les années 80 par la biographie d’Année Delbée (1982) et le film de Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani et Depardieu (1987).

L’ intensité brulante d’une bouteille à la mer

La force de spectacle dense – presque trop court moins d’une heure ! brosse ce destin brisé, porté à incandescence par Camille Trouvé – qui assume avec son complice Brice Berthoud – l’adaptation de sa Correspondance écrite tout au long d’une vie brisée, la conception et une mise en scène tiré au cordeau et imaginative. Jetant tout son énergie à travers un kaléidoscope de citations, la comédienne ne ménage ni les effets d’ombre et de lumière, ni les manipulations pour cerner le drame intérieur de cette martyr des conventions sociales.

Le papier devient une seconde peau pour Camille Trouvé, Du rêve qui fut ma vie, de et avec (Théâtre 14) Photo Vincent Muteau

Un portrait brossé à l’acide de l’injustice

Dés a mise en noir, Camille Trouvé plonge le spectateur dans l’impossible combat d’une femme face à une société qui l’accuse de plagiat, de rébellion et pour finir, de folie.  Rien n’y fait; toute tentative de défense de son intégrité, et de son talent est inaudible.  Qu’elle est la portée d’une voix écrasée par les conventions ?
Au contraire, elle est pillée, copié, spoliée. Les brides de lettres, de missives, de billets se cassent sur le mur du silence. L’actrice les égrène dans un ballet corporel captivant alors le papier lui sert d’exutoire, tantôt déchiré, tantôt chiffonné,  voir mâché jusqu’à l’étouffement…
Chaque mot, chaque cri soufflé dans une solitude de plus en plus pesante puisque sans réponse, se retourne contre elle, la broie, … et le rythme est d’autant plus insoutenable que pour l’essentiel, les missives dont les dates sont égrenées implacablement sont soit non expédiées par l’artiste, soit reçues et non transmises à l’artiste. Détruite par ses proches, la correspondance sauvée se trouvait dans son dossier médical…

Un mur de papier devenir un sable mordant

Un rêve qui fut ma vie rend hommage à la vie déchirée de Camille Claudel (Théâtre 14) Photo Vincent Muteau

Nous assistons littéralement à une extinction de voix, accélérée avec son « internement » en 1909 où elle ne reçoit aucune visite, ni de sa mère, ni de son frère…  Le papier est manipulé alors dans toutes ses possibilités et ses métaphores: sculpté, déchiré, plié, formant formes humaines ou tutélaires, mais lit, abri et gouffre, … dans lesquelles se décompose une vitalité exceptionnelle, l’équilibre instable entre la raison et le désespoir,  laissant une artiste seul avec elle-même, seul avec une identité dont elle ne reconnait plus les contours. Le jeu du corps et des jeux d’ombres chinoises, des clairs obscurs comme des éclairages aveuglants, est âpre.

D’une lucidité fragile, jusqu’au bout Camille refuse la camisole, malgré sa vulnérabilité. Les mots d’un journaliste bienveillant sur son talent ne suffisent plus à la sortir du trou dans lequel elle a été abandonnée. La mort social a fait son œuvre, son intériorité fragmentée. Bien sûr, on aurait aimé en savoir plus, mais que dire de plus que ces bouts de vie griffonnés d’une âme brulée. Inutile de gloser, pas de retour en arrière, une artiste trop rebelle, trop héroïque a été étouffée.

Reste une sourde émotion et un désir de révolte face à tant d’injustice pour cette « suicidée de la société »

Créé en 2014, cet hommage brûlant à toutes les artistes invisibilisées n’a rien perdu de sa violence, et mérite d’être vu avant de retrouver les œuvres de Camille Claudel dans les musées.

Olivier Olgan

Pour aller plus loin 

Jusqu’au 15  juin 2024, Du rêve que fut ma vie, Théâtre 14, Mardi, mercredi et vendredi à 20h, Jeudi à 19h, Samedi à 16h
Texte, Conception & Mise en scène de Camille Trouvé et Brice Berthoud, d’après Camille Claudel, correspondance (Gallimard)
Jeu et manipulation de Camille Trouvé, accompagnée en musique par la contrebassiste Fanny Lasfargues

Camille Claudel, Correspondance, édition de Bruno Gaudichon et Anne Rivière, Nouvelle édition revue et augmentée de 36 lettres adressées au marchand, collectionneur et critique d’art belge Léon Gauchez en 2014, Collection Art et Artistes, Gallimard : Ces dernières années ont été découverts et publiés d’autres ensembles de correspondances à son frère, à sa mère, à Rodin, ainsi que les lettres – soit écrites par Camille Claudel et non expédiées, soit reçues et non transmises à l’artiste – conservées avec les divers dossiers médicaux des hôpitaux de Ville-Évrard et de Montdevergues.

A écouter :

Le site du musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine

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